LE FACE-À-FACE DES CHOUCHOUS DE LA FRANCE
Elle allait conduire la liste UDF-RPR aux européennes de juin 1984. Il était alors ministre de l’Agriculture. Simone Veil et Michel Rocard étaient surtout à l’époque les deux personnalités préférées des Français. “Le Nouvel Observateur” les avait réunis.
[…] Et le libéralisme de Simone Veil, c’est quoi ? Simone Veil Pour moi, le libéralisme économique et le libéralisme politique ne sont pas dissociables, contrairement à ce que dit Michel Rocard. […] Le libéralisme, en fait, c’est le refus des idéologies. Il ne prétend pas apporter une explication scientifique du monde ou de la société. Tout en étant très attaché à la règle de droit, car la loi assure la protection du faible contre le fort, il laisse le champ le plus étendu possible au libre arbitre de l’homme et à l’initiative personnelle.
[…] Je ne me réclame en rien du néolibéralisme de Milton Friedman, dont on peut se demander s’il n’est pas aussi une nouvelle forme d’idéologie, dans la mesure où il prétend donner une explication globale des phénomènes économiques et de la société. Je la récuse. Michel Rocard Mais si j’en crois votre définition, le libéralisme, c’est au moins la renonciation à l’usage de l’intelligence pour l’organisation sociale. S. V. Pas du tout. Le libéralisme, ça n’a jamais été le laisser-faire. Jamais. C’est le moindre mal, un peu comme le disait Winston Churchill à propos de la démocratie. Il n’a pas d’autre dogme que le respect du pluralisme et de la tolérance. Rien à voir avec le socialisme. Je ne parle pas de celui que vous venez de définir, car ce n’est pas celui qui est exposé dans les textes officiels du PS, je m’en excuse… M. R. Oh ! ça vient, ça vient. S. V. Le socialisme « à la française » dont on a tant parlé en 1981, en tout cas, récuse le capitalisme, qu’il considère comme un mal en soi. […] M. R. Mais, madame, que faisons-nous tous les jours ? S. V. C’est qu’aujourd’hui, à en croire les textes de votre parti, vous êtes dans la phase de transition au socialisme, tout en professant que le capitalisme doit disparaître, à terme. M. R. Vous ne pouvez pas nous caricaturer à ce point ! Ignorez-vous que nous avons pris des mesures pour encourager l’épargne et que jamais la Bourse ne s’est mieux portée ? S. V. J’ai lu les textes du PS, et écouté ses discours. Si aujourd’hui la pratique gouvernementale renie les conceptions dont ils se réclament, on conçoit que les militants ne comprennent plus rien. M. R. Dans nos textes, justement, nous avons chiffré à 20 % du PIB la part de ce qui sera nationalisé. Et donc à 80 % ce qui demeurerait privé. S. V. Ce n’est présenté que comme une phase transitoire. Avant la rupture avec le capitalisme… M. R. Non, non, ce n’est pas acceptable. Vous nous décrivez comme des Soviétiques. Or notre tradition socialiste est dans son essence même pluraliste et démocratique – et cela dans la tradition de Jaurès et de Blum. S. V. Je ne confonds pas votre socialisme et celui des Soviétiques. Je remarque seulement que, confronté à la réalité, le gouvernement a été contraint de prendre du champ avec les positions idéologiques du parti. M. R. Madame, vous méritez mieux que de faire dans la banalité. Depuis des millénaires d’histoire humaine, les idées changent moins vite que les faits, nous le savons tous. S. V. Sans doute, mais comme le modèle socialiste type soviétique est une catastrophe partout, que le « socialisme à la française » a échoué, vous vous raccrochez maintenant à une nouvelle idéologie. C’est l’autogestion. Parce qu’il n’est pas concevable pour vous de ne pas se réfé-
rer à un modèle idéologique. C’est si vrai que le reproche que vous faites à la droite, c’est l’absence d’idéologie. Pourtant, je tiens à vous dire que l’on peut avoir un projet, des idées, voire un idéal, sans être un idéologue. M. R. […] Nous pensons que les sociétés ne peuvent vivre en harmonie sociale qu’à condition que soient reconnus les droits fondamentaux des individus ou des groupes. L’autogestion décrit un processus qui vise à diffuser les responsabilités dans ce qu’on appelle la société civile. L’économie sociale en est une illustration. S. V. Je n’ai toujours pas très bien compris en quoi consistait l’autogestion, mais je crains qu’au-delà du verbe et de la théorie, elle n’aboutisse, dans la mesure où elle pourrait être mise en oeuvre, à une dilution totale des responsabilités […] Vous êtes les deux personnalités publiques les plus populaires de France. Comment l’expliquez-vous ? S. V. Peut-être parce que, tout en ne partageant pas les mêmes idées, loin de là, nous pouvons accepter de dialoguer, de nous écouter l’un l’autre avec respect. Peut-être surtout parce que nous ne craignons pas de dire que nous estimons que de telles relations sont nécessaires au débat démocratique. M. R. Nous sommes plus attachés, c’est clair, à étudier les problèmes réels qu’à attiser les querelles idéologiques. Dans le cas de figure où l’on vous proposerait de travailler ensemble pour recoller les morceaux de la France, accepteriez-vous ? S. V. Il n’y a aucun compromis possible entre ceux qui se réfèrent à des conceptions de la société totalement différentes, voire contradictoires. […] Ce que je dirai, surtout parce que je crois que cela résume le sens de mon propos, c’est que les sociétés d’inspiration libérale, tolérante et pluraliste sont ouvertes. Il n’en va pas de même pour les sociétés se réclamant du socialisme. M. R. Ne reprenons pas notre débat. Je dirai simplement que la question qui nous est posée n’a aujourd’hui pas de sens. Ce serait déjà un progrès considérable pour la démocratie dans notre pays que d’être capable de lui proposer des solutions sans doute différentes – car il y a des réponses de droite et des solutions de gauche à la crise économique que vivent nos sociétés occidentales –, mais de le faire de bonne foi et en respectant les choix d’autrui, c’està-dire le pluralisme.