Le Clézio et ses démons
Le romancier de “Ritournelle de la faim” publie son premier GRAND ROMAN, situé à L’ÎLE MAURICE, depuis qu’il a reçu le Nobel. Mais pourquoi avoir attendu neuf ans? Confidences
ALMA, par J.M.G. LE CLÉZIO, Gallimard, 346 p., 21 euros.
V endredi 6 octobre, le climat n’est pas exactement à la neige sur la maison Gallimard, mais avec sa doudoune foncée et ses baskets blanches, Jean-Marie Gustave Le Clézio a plus que jamais l’impassible allure d’un athlète suédois en transit. Ne pas trop s’y fier, pourtant. Il faut parfois toute une vie pour accepter d’où l’on vient et qui l’on est ; chez lui, écrire sert aussi à ça. Même son triple prénom lui a, jadis, suffisamment pesé pour qu’il éprouve le besoin de se faire appeler Grégoire. C’était avant de l’abréger en J.M.G., quand il a découvert avec joie que son passeport britannique le désignait par ces trois lettres-là.
Entre deux séjours en Chine, où il enseigne à l’université de Xi’an, l’auteur du « Chercheur d’or » fait escale en France pour la sortie d’« Alma », son premier grand roman depuis « Ritournelle de la faim » et le prix Nobel de 2008. Pourquoi avoir ainsi attendu neuf ans? « Au moment où l’écriture démarre, articule sa voix de violoncelle, ça va assez vite, mais la préparation est longue pour composer un roman. Je suis allé voir dans des documents que j’avais recueillis il y a trente ans, avec l’idée qu’il faut nommer ce qui a besoin d’être nommé, et particulièrement les disparus de l’océan Indien. Le prix Nobel n’est pas le meilleur moment pour ça… On est un peu sollicité. On dit non, mais il y a toujours des choses qui se passent. »
Il est cependant possible que ce délai ait d’autres raisons. Le Clézio a situé « Alma » dans sa chère « petite patrie », cette île Maurice où ses aïeux bretons avaient émigré au xviiie siècle. On y entend le récit de Dominique, alias « Dodo », bouleversant clochard conçu en pensant à Malcolm de Chazal, mais
aussi aux idiots de Faulkner et Dostoïevski. Non seulement il baragouine un sabir truffé de mots créoles, mais, parce qu’une abominable maladie l’a privé de paupières, ce Dodo-là ne dort plus : « Pour lui, tout est au présent, il ne connaît ni le passé ni le futur. » Le faire causer supposait donc un exercice de style dont l’écrivain n’est pas si coutumier : « Ça m’a coûté du travail, mais je m’y suis fait. Peutêtre que je vais changer ma façon d’écrire désormais et n’écrire qu’au présent. On écrit toujours sur le moment de l’écriture. »
Mais faut-il vraiment neuf ans, quand on s’appelle Le Clézio, pour maîtriser un exercice de style ? Il y a un autre dodo, dans « Alma » : « C’est cet énorme oiseau qui régnait sur Maurice. Il ne pouvait pas voler. Il marchait lentement. Le dodo était lourd, inadapté, l’arrivée des humains l’a condamné à mort. » Il y a aussi un autre narrateur, qui ressemble étrangement à l’auteur : Jérémie Felsen, dernier de sa lignée, a comme lui mis les pieds sur l’île de ses ancêtres à l’approche de la quarantaine. Comme lui, qui s’est rendu à Sacramento, Londres, La Rochelle et Paris pour voir des reproductions de dodos, il est fasciné par le terrible destin de ces oiseaux disparus – saisissante métaphore de ce que l’homme peut faire à la nature, dès qu’il la touche. Comme lui, il contemple un paradis terrestre qui, pour beaucoup, fut infernal.
“TOI, TU ES UN DESCENDANT D’ESCLAVAGISTES”
Quête des origines perdues, « Alma » se double en effet d’une « enquête sur les camps d’esclaves, sur les trafiquants, les fantômes du passé. Une piste policière pour un crime dont les victimes ont disparu depuis plus de cent cinquante ans, et dont les auteurs n’ont jamais été inquiétés ». Autrement dit, pour l’auteur du « Procès-Verbal », il s’agissait d’écrire sur « la communauté franco-mauricienne, cette espèce de tribu à laquelle j’appartiens pour le meilleur et pour le pire. Mais j’étais bloqué. Comme un Allemand à l’idée de parler de son grand-père qui était dans la Gestapo… J’exagère, mais ce n’était pas loin d’être ça. On dit souvent que Maurice a été le pire endroit pour la traite et le traitement des coolies. J’étais persuadé qu’être enfant de colons dans une île à sucre était une identité honteuse. »
Le Clézio n’a pas oublié ce mariage où il s’est rendu, sur l’île, en 1998 : « Dès que j’apparais sur le seuil, les conversations s’arrêtent. J’étais le seul Blanc. J’entrais et ils voyaient un monstre. Je crois qu’ils perçoivent ceux qui ont des origines franco-mauriciennes… un peu comme dans le sud des Etats-Unis, où on dit que les Blancs flairaient la personne qui a une goutte de sang noir. » Puis, soudain très grave : « C’est bizarre, ces histoires d’identités raciales. Ça ne devrait pas exister. » Il a aussi cet autre souvenir qui finit par refaire surface, tant la blessure coloniale, chez lui, reste profonde : « J’ai grandi dans une petite ville alors très ensommeillée qui s’appelle Nice. Mon nom a une consonance italienne, donc ça allait. Mais, au lycée, c’était l’époque des collections de timbres. J’en apportais où on voyait la tête de George VI avec, dans le fond, un paysage mauricien. C’étaient toujours les mêmes, j’en avais des centaines, puisque mon père écrivait tous les deux jours à sa soeur restée à Maurice. Personne n’en voulait. Mais un jour, quelqu’un m’a dit : ‘‘Toi, tu es un descendant d’esclavagistes.’’ Ça a été fini, j’étais scié. Je n’ai plus apporté mes timbres, je n’osais plus du tout mentionner cette origine. »
L’écriture peut-elle un jour apaiser ce genre de plaies ou ne fait-elle que les gratter indéfiniment? Parce que « personne n’est complètement innocent dans l’Histoire », « Alma » est un magnifique chant du dodo qui, dans une jungle d’usines à sucre délabrées, contient des pages inoubliables qui nous concernent tous : sur l’éternelle brutalité humaine et les forêts ravagées, sur les femmes qu’on enferme ou qu’on prostitue, sur les noms qu’il faut s’obstiner à invoquer pour espérer faire resurgir des voix du passé. Mais dans son discours de Stockholm, ce prix Nobel du spiritisme résumait le tragique de sa position : « Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas », alors qu’« agir, c’est ce que l’écrivain voudrait par-dessus tout ». C’est à se demander ce qu’il aurait fait, s’il n’avait pas choisi la littérature. Le Clézio sourit, perplexe, avant de répondre par « une sorte de rêve, un peu brouillé » : « Peut-être que j’aurais aimé être jardinier. J’ai rencontré Pierre Rabhi, il donne un bon exemple de ce qu’il faudrait faire. Mais il a des bras et des jambes de fer, avec des nerfs d’acier. »