LE PEUPLE DE MACRON
QUI SONT LES “MARCHEURS” DU PRÉSIDENT ?
Ce 10 novembre, à Louzac-Saint-André, il ne fallait pas arriver en avance. Dans ce village de Charente, le café, qui fait également office de supérette, tabac, presse et loto, n’ouvre ses portes l’aprèsmidi qu’à 16h30. Et ce vendredi ne déroge pas à la règle, même si l’événement qui se prépare change des traditionnelles dégustations de vin et autres compétitions de pétanque. Il faut attendre l’heure habituelle pour que Dulce (prononcez « Doulcé ») permette l’accès à son commerce, L’Ibérica. Mais, pour une fois, la tenancière d’origine portugaise n’est pas la seule à s’affairer. Vanessa Quéméré s’active à ses côtés. Sur une table, celle-ci installe un ordinateur. Dans un coin, elle accroche une guirlande tricolore. Contre un pilier, elle scotche une affichette. Bienvenue au « coin du numérique » !
Pour comprendre, il pourrait suffire de lire ledit écriteau : « Des questions sur le numérique ? Besoin d’être accompagné(e) pour l’utilisation de vos équipements numériques ou dans vos démarches en ligne ? Des renseignements sur vos options internet ? Venez nous rencontrer vendredi ! » Signé : Michel et Vanessa. Michel Jeannet qui n’a plus non plus une seconde à lui. L’ancien cadre de SFR, et surtout président d’Egalité numérique, est coorganisateur. Comme l’affiche, son association se veut « apolitique ». Pourtant, il s’agit d’une expérimentation organisée par le premier parti de France : La République en Marche (LREM). « Michel et Vanessa » sont des « marcheurs » de la première heure.
Pour l’occasion, Ariane Komorn, responsable des projets citoyens au sein du mouvement, a d’ailleurs fait le déplacement depuis Paris. L’ex-consultante en stratégie de 29 ans ne laisse rien au hasard, questionne autant qu’elle conseille. Aline, qui aura appris comment rechercher les résultats de son équipe de basket favorite, ou André, que l’informatique « emmerde un peu », ne le sauront sans doute jamais, mais ils auront peut-être été des précurseurs. Un peu à l’écart, le référent départemental de LREM, Przemyslaw Sokolski, s’explique quand on l’interroge : « Certains pourraient y voir un côté prosélyte. On l’a oublié, mais c’est aussi le rôle originel des partis d’aider les gens, comme la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) en son temps. On ne change pas la France qu’en tenant les manettes du pouvoir. C’est une phase expérimentale, mais vous êtes en train d’assister à la renaissance de la politique, au sens premier du terme. »
La Charente est l’un des six départements pilotes pour les « initiatives citoyennes » que le parti d’Emmanuel Macron entend bientôt développer partout sur le territoire français. Du nettoyage des rives à l’aide aux devoirs, de l’accueil des réfugiés aux circuits courts alimentaires… la jeune formation se rêve en super-association. C’est l’un des piliers de la refondation du mouvement En Marche !, déjà rebaptisé
“ON L’A OUBLIÉ, MAIS C’EST AUSSI LE RÔLE ORIGINEL DES PARTIS D’AIDER LES GENS.” PRZEMYSLAW SOKOLSKI, RÉFÉRENT LREM EN CHARENTE
La République en Marche au lendemain de l’élection du nouveau président. Un changement de nom qui n’empêchait pas les commentateurs d’estimer que la formation politique était déjà moribonde, malgré son triomphe à la présidentielle et aux législatives. Les postes à pourvoir étaient pourvus. Nombre de comités locaux ne se réunissaient plus.
De fait, certains responsables reconnaissent aujourd’hui une faiblesse passagère. « Il faut être honnête, on avait besoin de repos après des campagnes harassantes, raconte Sarah Robin, référente du parti dans le Nord. Pour beaucoup, nous ne sommes pas des professionnels de la politique, ce n’était pas chose aisée d’enchaîner. » Mais au nouveau siège du mouvement, 1 000 mètres carrés flambant neufs dans le 2e arrondissement de Paris, on livre une histoire un peu différente. « On a passé l’été sur la brèche, mais notre travail était invisible », confie Stéphane Roques, récemment nommé directeur général de LREM. Après les législatives, le parti a lancé une consultation auprès de ses adhérents, avec une question centrale : maintenant, que voulez-vous faire? Parmi les 25000 retours, une réponse dominait : donner aux citoyens les moyens d’agir. « Dans son livre et ailleurs, Emmanuel Macron a toujours dit que nous n’étions pas un parti politique conventionnel, qu’il voulait répondre au fossé qui s’était creusé entre les Français et leurs représentants en créant un parti qui ne fonctionne pas qu’en période électorale, poursuit Roques. Pour ce faire, il faut s’ancrer dans le réel. Cela avait commencé par la grande marche avant les élections. On va continuer en menant des actions de terrain. »
Le recrutement de cet ancien directeur de Médecins sans Frontières ne doit donc rien au hasard. C’est lui, avec le futur délégué général Christophe Castaner, qui sera chargé de ventiler chaque année les 20 millions d’euros de dotation publique, correspondant au poids de LREM aux élections. Même si l’enveloppe ne sera versée la première fois qu’en mai prochain, il promet qu’une « part substantielle » sera consacrée à ces actions de terrain. Quatre-vingt-cinq permanents ont déjà été embauchés. De nombreux étudiants, mais aussi beaucoup de start-uppers et d’entrepreneurs de tout poil. A charge pour eux de former, aider, aiguiller les 383 000 « marcheurs » revendiqués. « Il ne faut toutefois pas s’arrêter à ce chiffre, le nombre
“EMMANUEL MACRON VOULAIT UN PARTI QUI NE FONCTIONNE PAS QU’EN PÉRIODE ÉLECTORALE.” STÉPHANE ROQUES, DIRECTEUR GÉNÉRAL
d’adhérents ne signifie plus rien, tient à préciser Stanislas Guerini, député LREM, proche de Macron. C’est d’autant plus facile à dire que nous en avons gagné près de 100 000 depuis la présidentielle. Certes, il faudra toujours distribuer des tracts ou coller des affiches, mais beaucoup veulent avant tout agir sur le terrain, donner de leur temps pour faire une action concrète, ne serait-ce que quelques semaines par an. C’est cela qui fera notre force à l’arrivée, pas le nombre de cartes. »
Le militantisme a beau avoir évolué, la politique, au sens classique du terme, n’est pas oubliée. Un van va sillonner les routes de France à la rencontre des adhérents, qui peuvent aussi appeler la « hotline » pour poser des questions sur les projets gouvernementaux en cours (voir encadrés). Des consultations en ligne sont également lancées sur les lois à venir, comme récemment sur la « stratégie logement » présentée par le ministère de la Cohésion des territoires. Plusieurs ministres et secrétaires d’Etat (Mounir Mahjoubi, Gérald Darmanin, Brune Poirson, Benjamin Griveaux, Julien Denormandie, Sébastien Lecornu…) se sont fait une spécialité de rencontrer des comités locaux à chaque déplacement. Sans compter ceux qui se rendent régulièrement au QG pour éclairer tel ou tel texte. Macron lui-même n’est pas en reste : nombreux sont les référents départementaux à avoir son numéro de téléphone et à échanger directement avec lui. Les responsables du mouvement l’ont bien compris : pour marcher, il faut deux jambes. La première, politicienne, électoraliste, n’est donc pas coupée. Mais la seconde, celle appelée à se développer ces prochaines semaines, est sans conteste la plus prégnante au sens du parti, c’est la jambe politique avec un grand P, au sens étymologique de la vie de la cité.
Tous les jours à tous les étages, au siège du parti, c’est elle qui se muscle. Ce 18 octobre se tient une joyeuse réunion. Une quinzaine de permanents, répartis en petits groupes autour de cinq tables, testent la deuxième leçon du Mooc « Agir près de chez vous », qui sera lancé le 20 novembre prochain à l’adresse des « marcheurs » comme des non-adhérents. Derrière l’acronyme massive open online course se cachent des leçons gratuites, censées permettre à chacun d’imaginer sa propre initiative citoyenne. Le communiqué est déjà prêt : « Vous avez des idées et envie d’agir. Mais vous êtes nombreux à ne pas oser franchir le pas, faute de moyens, de réseaux, faute de savoir par quoi commencer tout simplement. Alors, nous avons décidé de lancer un projet totalement inédit : une formation en ligne pour donner à tous les citoyens les outils et les connaissances pour agir ensemble près de chez eux. » Ce chapitre deux s’intitule « Identifier les problèmes ». Il s’agit d’isoler les problématiques de son quartier et de commencer à réfléchir aux solutions pour y remédier. Sourire aux lèvres mais avec autorité, Pénélope Liot dirige la séance. Badge LREM autour du cou, cette ancienne « start-uppeuse dans l’informatique » de 28 ans distribue des feuilles vertes à chaque groupe. Prière de travailler dans le calme. Deux critères sont exigés : les actions doivent être « locales » et avoir un « impact concret ».
À LREM, ON PARLE DE “CAMPAIGN” POUR LES PROJETS LOCAUX, DE “MEMBERS” POUR LES PARTICIPANTS, D’“ORGANIZERS” POUR LES FACILITATEURS.
Au mur sont projetées des vidéos d’associatifs, de « marcheurs », d’élus. Parmi eux, Pierre Herrero, maire LREM de Vaux-le-Pénil, en Seine-et-Marne. Son problème? « La baisse de la fréquentation du cinéma municipal. » Deux types de population rencontrent une difficulté spécifique : les seniors, qui ne viennent plus à cause d’un manque de moyens de transport, et les jeunes parents, qui ne peuvent pas faire garder leurs enfants. Il témoigne de son expérience et des solutions en passe d’être trouvées. Pour les premiers, « la commune a mis à disposition un véhicule, en s’appuyant sur un réseau de chauffeurs bénévoles ». Pour les seconds, « nous avons constitué un groupe de travail pour trouver un lieu et des bénévoles » pour garder les enfants le temps du film. Un certain Edouard Philippe intervient également. Officiellement sans parti depuis son exclusion des Républicains, le Premier ministre motive les troupes de « marcheurs » : « J’ai coutume de dire que le truc le plus intéressant dans la politique, c’est la capacité qu’on a de participer à la transformation du monde ou, en tout cas, à la transformation d’un pays ou de sa ville. Donc engagez-vous, réengagez-vous ! »
Le 8 novembre, c’est dans une salle au rez-dechaussée du QG que des salariés d’un nouveau genre se préparent. Pour l’heure, ils ne sont que six, six « facilitateurs » embauchés en CDD de dix mois et appelés à se déployer en binôme dans trois départements : le Val-d’Oise, les Yvelines et la Saône-etLoire. Si la phase de test est un succès, ils seront prochainement bien plus nombreux. Ils sont de tous âges et de toutes origines, mais tous sont d’anciens entrepreneurs ou commerciaux. Ce matin-là, autour de biscuits et de brioches sucrées, ils écoutent religieusement Lex Paulson, un professeur américain venu leur expliquer le community organizing. En préambule, il en donne la définition : « Le “community organizing” vise à mobiliser et renforcer le pouvoir des sans-voix, à favoriser l’émergence des collectifs intermédiaires entre l’individu d’un côté, l’Etat et le marché de l’autre. » A LREM, il ne faut pas être hermétique à l’anglais. Ici, on parle de campaign pour désigner les projets locaux, de members pour les participants, de leaders pour les animateurs d’équipe, et donc d’organizers pour les facilitateurs.
Ces facilitateurs doivent recruter, former et aider les animateurs. La durée de leur CDD n’est pas anodine : une mission est censée durer entre six et neuf mois. Après, les animateurs doivent être autonomes, et les facilitateurs partent évangéliser un autre territoire. Des expériences du même type ont cours
partout dans le monde, mais c’est aux Etats-Unis qu’elles ont été théorisées. Saul Alinsky, alors étudiant en sciences politiques à Chicago, fut le père fondateur du community organizing dans les années 1940. Il est aussi l’inspirateur de La France insoumise, qui entend multiplier de la même manière les actions locales. Marshall Ganz, aujourd’hui professeur à Harvard, est une autre figure de la discipline. C’est lui qui a créé la stratégie de mobilisation de Barack Obama en vue de la présidentielle américaine de 2008. C’est également lui qui a formé l’instructeur du jour au QG de La République en Marche.
Les connaissances de Lex Paulson ne sont pas de trop pour répondre aux nombreuses interrogations que soulève l’intervention d’un parti politique sur le terrain associatif. Au moment de classifier l’action de LREM, Etienne Lacourt, responsable du pôle projets du parti, semble bien en peine. Sur le tableau servant de support à l’exercice, il a indiqué : « Place de l’idéologie politique : moyenne. » Et d’essayer de se justifier : « Nous ne sommes pas la partie politique du mouvement, mais la partie citoyenne. Nous ne voulons pas être les apôtres du macronisme ni du gouvernement, c’est très important. » Les cadres du mouvement ont conscience qu’ils marchent sur des oeufs. Des associations craignent déjà d’être « récupérées ». Quant aux partis politiques traditionnels, ils ne manquent pas de crier à la démagogie. « Le président des riches a bon dos de se refaire la cerise sur les associations à l’heure où il leur coupe les vivres en supprimant les emplois aidés », souligne-t-on au PS.
Retour en Charente, où l’on balaie ces accusations d’un revers de main. Michel Varenne, ancien socialiste devenu « marcheur », en veut pour preuve l’appui que le parti s’apprête à fournir à son association Résurgence. Avec deux autres bénévoles et le soutien de la Croix-Rouge, il aide à la réinsertion des jeunes en marge de la société. En un an, après avoir démarché une quarantaine de PME et d’artisans, il démontre, documents à l’appui, comment il a déjà permis la signature de 19 CDI ou CDD, rien que dans le canton de Barbezieux. En participant au
“LE PRÉSIDENT DES RICHES A BON DOS DE SE REFAIRE LA CERISE SUR LES ASSOCIATIONS.” UN MILITANT PS
nouveau réseau de LREM, il va recevoir le renfort de dix « marcheurs » et pourra ainsi se déployer dans tout le sud de la Charente.
Partout en France, les référents départementaux du parti brandissent fièrement leurs initiatives citoyennes en cours de construction. Dans le Tarn, Clément Baller supervise la préparation d’entretiens d’embauche blancs pour les jeunes qui arrivent sur le marché du travail. Un comité local travaille aussi avec des collégiens à la numérisation des informations concernant un monument aux morts, en vue du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale. Dans les Hauts-de-Seine, Sandrine Engels élabore des cours d’anglais et des modules de sensibilisation d’élèves à la création d’entreprise. Dans le Nord, Sarah Robin a mis en chantier un groupe de travail sur les migrants à Dunkerque et une opération de nettoyage de la citadelle de Lille. Dans le 17e arrondissement de Paris, Margaux Pech réfléchit à une action de porte-àporte sur l’égalité hommes-femmes. Des objectifs qui en appellent d’autres. Un cadre du parti le concède à couvert : « Notre but, ce sont aussi les prochaines élections municipales. »