L'Obs

Arctique Le pôle Nord made in China

Pour sécuriser ses ressources en matières premières, Pékin investit sans compter au-delà du 66e parallèle. Une stratégie qui mise sur l’ouverture de nouvelles voies maritimes dues à la fonte de la banquise

- Par PASCAL RICHÉ

Une glace qui craque, des icebergs qui se détachent, de nouvelles routes maritimes qui peu à peu apparaisse­nt et attisent l’intérêt des investisse­urs pour les réserves de pétrole, de gaz, de fer, de zinc qu’abritent ces régions jusqu’ici inhospital­ières… Même le tourisme pointe son nez au nord du 66e parallèle, rompant un silence boréal multimillé­naire. Sans l’ombre d’un doute, « l’ouverture » de l’Arctique, sous l’e et du réchau ement climatique, est le changement géographiq­ue le plus important depuis la fin de l’ère glaciaire.

A la di érence de l’Antarctiqu­e, « protégé » par des traités spécifique­s, l’Arctique a un petit côté Far West : comme les poissons, qui remontent tous vers le pôle à la vitesse de 75 kilomètres par décennie, les convoitise­s migrent vers le nord.

Pour tirer profit de ces routes, de ces gisements, de ces terres rares, de ces richesses halieutiqu­es, la compétitio­n est ouverte. Chaque pays riverain cherche à attirer les investisse­urs et à accroître ses espaces réservés. Mais la surprise de 2017, c’est un pays qui ne fait même pas partie des six qui bordent l’océan Arctique, Russie, Canada, Etats-Unis (avec l’Alaska), Danemark (avec le Groenland), Islande et Norvège : la Chine.

Le 9 novembre, un événement majeur a eu lieu, qui n’a fait presque aucun bruit. Lors de son voyage à Pékin, Donald Trump, suivi d’une nuée d’hommes d’a aires, a passé un accord avec ses hôtes qui se sont déclarés prêts à investir 43 milliards de dollars en Alaska pour exploiter, liquéfier et transporte­r du gaz naturel. Le plus gros investisse­ment jamais conçu dans l’Arctique, toutes industries confondues.

En apprenant cette nouvelle, le spécialist­e des mondes polaires Mikaa Mered, qui enseigne à l’Université des Sciences appliquées de Laponie, en a eu le coeur net : « Les Chinois sont désormais maîtres de l’Arctique, tranche cet expert de la Commission européenne. Ils étaient présents dans des projets au Canada, ils ont investi dans les deux grands projets gaziers en Russie, leurs relations se réchau ent avec la Norvège, ils ont passé un accord de libre-échange avec l’Islande, ils ont mis la main sur la quasi-totalité des principaux projets miniers au Groenland. On pensait qu’ils auraient du mal à prendre pied aux Etats-Unis, à cause des positions de Trump à leur égard. Finalement ils y parviennen­t en seulement six mois… »

Le président américain s’est laissé convaincre par le gouverneur Bill Walker et les élus de l’Alaska, pour la plupart républicai­ns. Depuis la baisse des prix du pétrole, l’économie et les finances de

cet Etat souffrent, et ce projet Alaska LNG est considéré comme la planche de salut. Il s’agit de liquéfier du gaz du nord de l’Alaska, de le transporte­r par un gazoduc de 1 288 kilomètres vers un terminal à Nikiski, au sud d’Anchorage.

Les partenaire­s initiaux étaient Exxon Mobile, TransCanad­a, BP, ConocoPhil­lips. Refroidis (hum…) par la rentabilit­é incertaine du projet, ils se sont retirés l’an dernier. Pour la Chine, le « retour sur investisse­ment » immédiat n’est pas un souci. Sa priorité, c’est de sécuriser des sources d’énergie pour maintenir sa croissance sur plusieurs décennies. « L’Arctique représente avant tout un accès aux matières premières dont a besoin leur industrie. Plutôt que de les acheter, ils ont décidé de posséder les mines, pour rester maîtres de la quantité et des prix », commente Mark Rosen, spécialist­e du pôle Nord au CNA, un think tank de Washington proche du Pentagone.

Les Chinois ont sauté sur l’occasion et rondement négocié ce deal. Un consortium de trois groupes va reprendre en main l’affaire (même si l’Alaska restera majoritair­e) : l’industriel China Petrochemi­cal Corp (Sinopec), le fonds souverain CIC et la banque d’Etat Bank of China. Pékin entend importer 75% du gaz qui sera exploité.

Pour les Etats-Unis s’ouvre la double perspectiv­e de 12000 emplois et d’une réduction de 10 milliards de dollars du déficit commercial avec la Chine (de 350 milliards l’an dernier). De quoi désintégre­r la rhétorique antichinoi­se que prisait le candidat Trump. Le temps où la Chine « violait les Etats-Unis » est désormais un souvenir.

UNE STRATÉGIE BIEN MÛRIE

Depuis quand la Chine prépare-t-elle sa conquête? Selon la chercheuse AnneMarie Brady, auteur d’un livre sur les ambitions polaires de la Chine (1), cette stratégie a été dessinée au début des années 2000 mais, pendant plus de dix ans, elle est restée sous le radar. En 2014, Xi Jinping a affiché sa volonté de « rejoindre les rangs des grandes puissances polaires », une phrase immédiatem­ent intégrée et déclinée dans chaque strate de l’appareil d’Etat. Avec l’espace, l’océan et internet, les pôles ont rejoint la liste des horizons à conquérir. Aucun autre pays n’a une stratégie aussi construite, avec les moyens de la mener.

Anne-Marie Brady parle d’une « vision complèteme­nt neuve du monde ». De nouvelles cartes, « verticales », ont été dessinées par l’administra­tion des océans dès 2004, avant d’être adoptées par l’armée deux ans plus tard : l’Arctique et l’Antarctiqu­e ne sont plus sur les bords, mais au centre. Ces cartes, rendues publiques en 2014, sont « la représenta­tion visuelle de la nouvelle realpoliti­k globale de la Chine : pragmatiqu­e, explicite sur les intérêts nationaux chinois, coopérativ­e quand il faut l’être et prête à faire face à un éventuel conflit », écrit la chercheuse.

L’ambition polaire de Xi Jinping a été intégrée dans le projet One Belt, One Road (« une ceinture, une route »), cette nouvelle route de la Soie que Pékin vante depuis quatre ans. Il s’agit d’investir dans les transports et les infrastruc­tures des pays par lesquels passe le commerce chinois. Deux voies ont été dessinées, l’une terrestre (pas-

sant par l’Asie centrale) et l’autre maritime (allant vers l’Afrique de l’Est et vers l’Europe via le canal de Suez). En juin, un mois avant la visite du leader chinois en Russie, le Comité national pour le Développem­ent et la Réforme a officielle­ment ajouté une troisième « route de la Soie », celle des glaces.

Anticipant leur fonte, la Chine prépare l’avenir, avec comme horizon le très, très long terme. Son but étant de retrouver la place de première puissance commercial­e mondiale qu’elle a toujours occupée, du moins jusqu’aux guerres de l’opium au xixe siècle. « L’Arctique, c’est une partie d’échecs où il faut réfléchir vingt coups à l’avance, et la Chine est très douée, analyse Malte Humpert, fondateur de The Arctic Institute, un think tank de Washington. Les Européens et les Américains, avec leurs élections tous les quatre ou cinq ans, avec leurs contrainte­s de rentabilit­é, sont trop focalisés sur le court terme. » Selon lui, c’est Pékin qui fait le bon choix : « Au moment de la conquête de l’Ouest, s’interrogea­it-on sur la rentabilit­é à court terme de la ligne de chemin de fer entre Saint Louis et San Francisco? »

Les Chinois ne regardent pas à la dépense : en moins de cinq ans, ils ont investi 89 milliards de dollars dans les infrastruc­tures des pays d’Arctique (2). Soit près de 20% du PIB annuel réalisé au nord du 66e parallèle. Ils prennent des gants, restant le plus souvent minoritair­es dans les projets et privilégie­nt la coopératio­n. Pékin ne lésine pas sur le soft power, le pouvoir de séduction. Le 7 novembre, l’ambassadeu­r chinois à Reykjavik s’est félicité du fait que l’Institut Confucius (l’équivalent de notre Alliance française) avait depuis 2008 formé 3 000 Islandais à la langue chinoise… soit 1% de la population du pays !

POUTINE S’ENTHOUSIAS­ME

Le symbole le plus visible de cette politique est le développem­ent de la navigation. Cette année, neuf cargos chinois de l’armateur national Cosco seront passés par la route nord-est, essentiell­ement pour acheminer des matériaux de constructi­on vers l’usine de gaz de Yamal. Ils étaient cinq l’an dernier.

Les routes maritimes de l’Arctique sont déjà accessible­s plusieurs mois de l’année. Les gros porte-containers devront attendre encore quelques décennies, la dangerosit­é de la navigation polaire nécessitan­t des technologi­es actuelleme­nt en développem­ent. Mais Pékin s’y prépare. La future route centrale (voir carte), dans des eaux internatio­nales, est celle qui fait le plus rêver les Chinois. « Compte tenu de leurs ambitions commercial­es, c’est pour eux vital, juge Malte Humpert. Déjà, 80% de ce que nous consommons aujourd’hui sont acheminés par bateau. Or tout ce qu’ils importent ou exportent passe par des détroits compliqués (Malacca) et des canaux (Suez, Panama). »

L’Etat chinois ne possédait jusque-là qu’un seul brise-glace « lourd », le « Xue Long », consacré à la recherche, acheté à l’Ukraine en 1993. Ce « Dragon des Neiges » a commencé à amasser des informatio­ns sur les routes futures. Un second gros brise-glace, le « Xuelong 2 », est en constructi­on dans le chantier naval de Jiangnan, près de Shanghai. L’armée développe par ailleurs une flotte de brise-glace de taille moyenne. Pour Pékin, marquer ainsi son intérêt pour les nouvelles routes polaires doit aussi permettre d’être associé à l’élaboratio­n des règles qui les régiront.

Jusque-là les Russes voyaient d’un très mauvais oeil toutes ces manoeuvres. Pour Poutine, l’Arctique est un prolongeme­nt naturel de la Russie. En mars, à l’occasion d’un forum sur l’Arctique organisé à Arkhangels­k, sur la côte nord, il s’est enthousias­mé sans vergogne sur la fonte pourtant dramatique des glaces : « Imaginez. Actuelleme­nt, le long de la voie du Nord, 1,4 million de tonnes de marchandis­es sont transporté­es par cargos ; en 2035, ce seront 30 millions. Cela vous donne une idée de la croissance dont je parle ! »

Mais, pas plus que les Américains, les Russes ne sont libérés de l’étreinte du court terme. Ils sont incapables de débourser les dizaines de milliards de dollars nécessaire­s aux infrastruc­tures ou forages. Soumis à des sanctions européenne­s et américaine­s depuis 2014, ils ne peuvent plus compter sur les investisse­urs occidentau­x. Ils se sont donc résolus à se tourner vers les Chinois, qui ont su exploiter cette faiblesse et obtenir des conditions favorables pour leurs approvisio­nnements futurs. Pour Malte Humpert, l’Ouest est tombé dans le piège. Ainsi, ce sont des Chinois qui ont pris des participat­ions dans les deux grands projets de gaz naturel du Nord russe : Yamal LNG (dans lequel Total a pris 20%) et Arctic LNG 2.

De même, ce sont eux qui financent le port en eaux profondes près d’Arkhangels­k, au bord de la mer Blanche, et sa liaison par chemin de fer (projet Belkomur) qui permettra de le relier à l’Oural, la Sibérie et la Chine… Et cette année, la coopératio­n n’a fait que se renforcer.

Mark Rosen, l’expert du CNA, ne cache pas son inquiétude. Pour l’environnem­ent, d’abord. La Chine n’est pas connue pour son respect scrupuleux de ce dernier, et l’Arctique est une région ultrafragi­le. C’est une mer fermée, difficile d’accès : « Le moindre accident pétrolier serait une catastroph­e. » Ensuite, l’OPA chinoise sur les matières premières risque de placer la Chine en situation de monopole sur certains métaux – ceux qu’on trouve dans les smartphone­s, par exemple. En termes stratégiqu­es, pour les autres pays, c’est plus que préoccupan­t.

OR, FER, ZINC, URANIUM…

Le cas le plus sensible est probableme­nt celui du Groenland, gigantesqu­e territoire autonome du Danemark, qui louche vers l’indépendan­ce. Des groupes chinois projettent déjà d’y investir 4 milliards de dollars. Cela peut sembler modeste, mais cela représente 185% du PIB annuel de cette île de seulement 56 000 habitants (soit la ville de Lorient). Les Chinois ont déjà mis la main sur des mines de zinc, fer, terres rares, or, uranium. Minuscule, l’administra­tion groenlanda­ise est incapable de réguler et de contrôler correcteme­nt ces activités extractive­s très polluantes. Enfin, le Groenland est une terre stratégiqu­e à plusieurs titres : situation géographiq­ue – aux portes de l’Amérique – ; présence d’une base militaire américaine ; richesse de ses métaux rares. « Si la Chine envoie des milliers d’ouvriers dans ces mines et qu’ils décident de rester, cela changera la dynamique géopolitiq­ue de l’ensemble de l’Arctique », juge Mark Rosen.

Pour mieux contrôler la ruée vers ses ressources, conclut-il, l’Arctique aurait besoin d’une banque de développem­ent commune aux différents pays impliqués. Histoire de penser le long terme. Comme des Chinois. (1) « China as a Polar Great Power », Cambridge University Press, juin 2017. (2) « Unconstrai­ned Foreign Direct Investment : An Emerging Challenge to Arctic Security », Mark E. Rosen, Cara B. Thuringer, PAM août 2017.

 ??  ?? Des ouvriers acheminent du matériel sur le « Xue Long », le « Dragon des neiges », un brise-glace chinois acheté à l’Ukraine en 1993.
Des ouvriers acheminent du matériel sur le « Xue Long », le « Dragon des neiges », un brise-glace chinois acheté à l’Ukraine en 1993.
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