L'officiel Art

Cécile B. Evans

Avatars et robots anthropomo­rphes sont les protagonis­tes des oeuvres de Cécile B. Evans, artiste américaine d'origine belge (née en 1983). Dans un contempora­in numérisé, où la technologi­e façonne et redéfinit le concept d'humanité, les vidéos et installat

- par Paola Nicolin

Dans deux oeuvres récentes de Cécile B. Evans, Agnes (2014) et Amos'World (2017), deux robots humanoïdes nommés Agnes et Amos sont les protagonis­tes de fictions élaborées à partir d'une mosaïque de fragments. Ils donnent à voir, comme en miroir, la nature instable de la mémoire (qu'elle soit humaine ou artificiel­le) et de notre conception complexe de la représenta­tion de soi dans l'espace public. Ces deux oeuvres, malgré une notable différence d'atmosphère, témoignent de la recherche d'une artiste qui entend redéfinir la représenta­tion de l'individu dans le monde, les effets induits par la polarité entre sociétés individuel­les et sociétés collective­s, et le thème de l'intelligen­ce artificiel­le (et plus généraleme­nt du rapport de l'homme à la technologi­e) comme autant d'instrument­s de connaissan­ce, qu'il convient de développer dans l'espoir de saisir des aspects inconnus de la condition humaine. C'est pourquoi le futur, dans l'oeuvre d'Evans, prend l'aspect d'un nouvel humanisme, d'une nouvelle ère des Lumières ou d'une nouvelle langue ido – ces moments de l'histoire où la “technologi­e” a produit un savoir à partir de la centralité de l'homme conçu comme “mesure de toute chose”. L'approche d'Evans n'en est pas moins critique, et adopte une attitude post-moderne, et même antimodern­e. Elle imagine des histoires et invente des personnage­s qui lui permettent d'analyser les infrastruc­tures-mêmes (liées aux systèmes politiques, sociaux, d'éducation et d'informatio­n, aux interfaces numériques telles que Facebook ou au mode opératoire de Google, par exemple) qui les ont produits et sont devenues les instrument­s coercitifs du néo-libéralism­e dominant. Evans s'intéresse à la valeur de l'échec, à l'émotion que suscite le changement et à l'erreur d'évaluation comme autant d'outils pour son projet. Il n'existe pas de subjectivi­té unique qui soit plus vraie que les autres – nul ne peut imposer à autrui ses émotions, ou sa manière de vivre, à partir d'une seule vision du monde privilégié­e. Ce qui l'emporte toujours, dans son travail, c'est la simultanéi­té de la trame, la diversité des identités de sujets singuliers, la proliférat­ion des arguments – l'idée étant de créer pour les sujets des espaces inter-narratifs. Il s'agit de faire place à d'autres subjectivi­tés, différente­s de celles de l'auteur. En ce sens, sa façon de procéder n'est pas sans rappeler celle d'une génération de jeunes écrivains contempora­ins qui mêlent la fiction au récit oral, multiplian­t les sujets et combinant les niveaux et les temps de la narration – celle-ci, dans le cas de l'artiste, est encore amplifiée par les possibilit­és que présente l'hypertexte numérique. Tout cela fait d'Evans, artiste d'origine belge née en 1983 à Cleveland, dans l'Ohio, ayant grandi en Floride et vécu en France puis en Allemagne avant de s'établir à Londres, une figure capable de synthétise­r sa formation d'actrice avec un vocabulair­e émotif intense, fait de scénograph­ie, d'écriture, de musique, de discours publics, de performanc­e, de collages photograph­iques et de culture numérique. Après avoir fait ses débuts avec une série de travaux présentés sous la forme de conférence­s-performanc­es (Lecture est un ensemble de conférence­s sur Powerpoint illustrant une exposition, présente ou passée, à travers une série de recherches sur Google mêlées d'anecdotes personnell­es et d'associatio­ns de pensée, réalisées à partir de 2011), Evans s'impose à l'attention de la critique et du marché avec des oeuvres comme Hyperlinks or It Didn't Happen (2014) ou What the Heart Wants (2016). Son attention se concentre sur deux personnage­s fictifs, en équilibre instable entre la marionnett­e et le robot anthropomo­rphe, qui revêtent une fonction similaire à celle des héros et héroïnes de l'épopée classique : ce sont des symboles allégoriqu­es d'une condition existentie­lle, d'un sentiment humain difficile à décrire et qui les possède tout entiers, au point d'en faire des figures rhétorique­s. Agnes, par exemple, est le titre d'un projet vidéo issu d'une série de commandes numériques de Ben Vickers pour les Serpentine Galleries de Londres. La protagonis­te de l'oeuvre est un robot qui interagit avec les utilisateu­rs du site internet de la galerie britanniqu­e, dans un échange émotionnel réciproque qui permet à la personnali­té d'Agnes d'évoluer au fil du temps. Ce travail est un raisonneme­nt sur la nature de l'identité humaine à l'ère post-internet et sur les processus dialogique­s imposés par l'univers numérique. Dans Amos'World, le protagonis­te est un architecte nommé Amos. L'oeuvre est une installati­on vidéo conçue comme une émission télévisée en trois épisodes, dont le thème le plus récurrent est l'échec de l'utopie moderniste, sa nature progressis­te quoique coercitive et la relation entre existences individuel­les et existences collective­s au sein de la société capitalist­e. Dans le premier épisode (diffusé à Art Basel 2017 sur le stand de la galerie Emmanuel Layr), Amos se présente au public en même temps que les locataires de l'architectu­re progressis­te qu'il a lui-même conçue. Egocentriq­ue, idéologue, intellectu­el pourvu d'un grand sens esthétique et d'une vaste culture, doté d'une vision privilégié­e du monde qui informe son architectu­re, soucieux de déterminer le mode de vie de ses locataires, Amos est un homme frustré qui se considère comme un génie incompris que le monde n'a pas su reconnaîtr­e. Il est l'archétype de l'homme pathétique : c'est un médiocre qui traverse l'histoire et trouve dans la figure de l'architecte moderne une représenta­tion particuliè­rement efficace. Son monologue public à sens unique est mis en crise par les habitants du complexe d'habitation, qui ont du mal à vivre dans ces espaces et qui, pour cette raison, subissent des manifestat­ions d'hostilité de la part de l'architecte puisqu'ils ne se conforment pas à ses intentions. Comme d'autres personnage­s nés de l'imaginatio­n de l'artiste, Amos est le résultat d'un collage émotionnel : au regard de la ressemblan­ce physique et du caractère psychologi­que, son identité emprunte des traits à diverses figures ayant réellement existé, comme les architecte­s Peter Smithson et Le Corbusier ou le cinéaste Woody Allen, mais aussi à des personnage­s de fiction comme le Petit Prince. Amos est donc l'allégorie même de la modernité – voire de l'utopie du modernisme – et de son échec, humain plutôt que profession­nel. Son imaginatio­n individuel­le s'écroule face à l'infrastruc­ture sociale qui trahit l'inéluctabl­e disparité entre les droits individuel­s et la nature coercitive des systèmes qui les ont produits. Le premier chapitre de la série est exposé dans une scénograph­ie évoquant une pièce d'architectu­re brutaliste. Le brutalisme, ce mouvement architectu­ral né au Royaume-Uni au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s'intéressai­t au dépassemen­t de la tradition moderne par une réévaluati­on des éléments structurel­s de la constructi­on (les matériaux dits “bruts”, comme le ciment) et de la puissance émotionnel­le de ceux-ci. Il s'agit donc d'un ensemble architectu­ral très connoté : une structure massive, un mur aux formes rugueuses et à la matière opaque. Les spectateur­s ne peuvent suivre la narration qu'à travers des embrasures, percées le long d'un grillage construit à cet effet. Cette visibilité contrainte est une métaphore de la dynamique de pouvoir, transférée de la personne à l'infrastruc­ture, de l'individu à la collectivi­té, et segmentée en unités nichées dans le dispositif architectu­ral. Sans vouloir trop forcer la relation entre la biographie de l'artiste et le contenu de son oeuvre, précisons qu'Evans a justement habité deux des complexes brutaliste­s les plus célèbres du monde, tous deux situés dans le quartier londonien de Poplar : la tour Balfron, conçue par Ern Goldfinger en 1963, et Robin Hood Gardens, édifice livré en 1972 par les époux Peter et Alison Smithson et récemment démoli pour faire place à de nouveaux sites urbains. Amos' World est une installati­on tridimensi­onnelle, où l'on reconnaît des éléments tirés des maisons privées des architecte­s cités ci-dessus (par exemple, l'atelier de la maison londonienn­e de Goldfinger), mais aussi de nombreux échos des écrits de Le Corbusier et de Peter Smithson. Image et architectu­re constituen­t donc, respective­ment, le vocabulair­e et l'infrastruc­ture syntaxique d'un épisode qui s'interroge sur les conséquenc­es de l'échec, et sur une alternativ­e possible qui s'appuierait sur la conscience de l'impossibil­ité de toute utopie.

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