L’ESSENCE DE LA VIE

IIl yacette histoire queje raconte toujours, celle demesorigines. Juste audébutdemavie, nous sommes en 1942, c’est la guerre, mamère est adultère, ce qui est puni par la loi. Les règles de la société m’ont séparé d’elle. Je portais l’étendard de la honte, unecondamnation en quelque sorte, le reste coule de source : j’ai laissé vivre l’empreinte de cette mère, ma part féminine, et je n’ai eu de cesse de me construire des racines, de tenir à quelque chose. Parfois, il me semble que c’est comme si je baignais encore dans cet univers intra-utérin : nos histoires sont des sables mouvants. Plus tard, j’ai inventé une femme, chez Dior, chez Shiseido – une femme fatale au teint pâle et aux cheveux noirs –, et ma mère est le socle de cette histoire. C’est un remembrement d’elle et de moi. CETTE FEMME IMAGINAIRE, J’AI RÉUSSI SA VIE, ET JE N’AI PAS RATÉ LA MIENNE. La quête de la mère n’existe plus : elle a été niée, trahie, remplacée probablement, mais cette mère fantomatique, cette femme, je l’ai déclinée dans mes parfums. La Vierge de Fer, ma dernière création, me raconte aussi. C’est ma mère et c’est moi, c’est la volonté inflexible et le gant de velours, c’est le calvaire, c’est la pietà, c’est l’oedipe irrésolu, c’est aussi le dépassement de soi. Mon histoire explique le féminin en moi et mon amour pour les femmes. Elles sont la diversité, elles sont la sensibilité, elles sont la bravoure. Elles sont intuition et ressenti. Moi le timide, l’introverti, elles m’ont donné toutes les audaces. JE SAIS QU’ELLES M’ONT MIS AU JOUR ET QU’ELLES M’ONT SAUVÉ. Je pense à Michel-Ange qui s’attaquait à la matière et qui pensait : quand en aurai-je fini avec ce marbre qui m’empêche de rejoindre masculpture? Le parfum a été le partenaire qui m’a permis de traverser le bloc de marbre, d’accomplir ce voyage, de dépasser l’opacité pour s’approcher de cette harmonie qui est en nous et d’aller vers la beauté, cette beauté impossible à définir puisqu’elle change d’avis tous les jours. Plus je me suis approché des femmes, plus je me suis approché de moi…