L’ODYSSÉE DE L’ESPACE
HABITER LA TERRE, C’EST LA TRANSFORMER EN UNE VASTE DEMEURE. EN PRENANT SOIN DE CE QUI EST LÀ, AU NOM DE CE QUI DEVIENDRA.
IIL Y A DEUX MANIÈRES, sensiblement différentes, de se conduire face aux lieux où nous vivons. Soit l’on voit le monde comme un espace à occuper et à transformer, un espace vide dans lequel on peut s’installer et construire. C’est le paradigme de la colonisation. Soit l ’ on adopte l ’ attitude que l’anthropologue britannique Tim Ingold caractérise comme celle de l’habitant « qui, del’intérieur, participe aumondeentrainde se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage ». Dans cette perspective, l’espace n’est pas conçu comme une simple surface vide sur laquelle on peut bâtir à notre guise et qu’on peut transformer en tous sens. Il est au contraire plein de choses, de vivants et d’humains qui sont là et avec lesquels il est nécessaire de composer. Avec lesquels il faut s’entretenir. Habiter est de l’ordre de cette conversation avec les lieux, les choses qu’on y rencontre et les êtres qui y vivent. Entretenir, ce n’est pas créer quelque chose de nouveau à partir de rien, ce n’est pas non plus fabriquer unobjet selon unmodèleprédéfini à partir d’un matériau informe à l’origine. Ce n’est pas « faire » , à proprement parler, quelque chose. Ce n’est pas, en particulier, « faire une oeuvre ». C’est ménager, nettoyer, arranger, ordonner, autrement dit, libérer un espace pour que quelque chose puisse (y) avoir lieu. Le philosophe chinois Mencius rapporte cette anecdote : un agriculteur, épuisé, raconte à sa famille que, pour aider la moisson à grandir, il a passé sa journée à tirer sur les plantes pour qu’elles poussent plus vite. Le lendemain, ses enfants trouvent les tiges desséchées. François Jullien, dans son « Traité de l’efficacité », commente cette anecdote : « Il ne faut ni tirer sur les plantes pour les faire grandir plus vite […], ni se dispenser de sarcler à leur pied pour les aider à pousser. Onne peut forcer la plante àc roître, on ne doit pas nonplus la délaisser ; mais, en la libérant de ce qui pourrait entraver son développement, il faut la laisser pousser. » PARANALOGIE, on peut tirer cette leçon : habiter, c’est prendre soin de ce qui est là, de ce qui est donné, au nomdece qui, en lui et à partir delui, peutêtre. Habiter, c’est prendre soin dece « cela peutêtre », c’est s’appliquer à ce devenir, et c’est savoir attendre que ça pousse. Les paradigmes de la production ne permettent pas de rendre compte des enjeux spécifiques à une pensée de l’habiter. Habiter est uneécologie et unepolitique. Ce n’est pas coloniser le monde, l’espace, mais « faire avec lui » et ce qu’il contient : choses et êtres, vivants, humains.