Madame Figaro

“RIEN N’EST CONTRE NATURE”

LA SPERMATHÈQ­UE DU POULPE, LA POLYANDRIE DE LA FEMELLE PASSEREAU OU LE SADOMASOCH­ISME DE L’ESCARGOT… AU CINÉMA ET AU THÉÂTRE, LA RÉALISATRI­CE DYNAMITE LES IDÉES REÇUES SUR LA SEXUALITÉ ET LA MATERNITÉ. LE PHILOSOPHE S’EST PLONGÉ AVEC DÉLICES DANS LES TRAN

- PAR ISABELLE GIRARD PHOTOS JEAN-FRANÇOIS ROBERT

M« MADAME FIGARO ». – Depuis quand vous intéressez-vous au comporteme­nt des animaux? ISABELLA ROSSELLINI (1). – Depuis toujours. Ce qui a surpris ma famille, c’est que j’abandonne cette passion pour le cinéma. Aujourd’hui elle est rassurée, car elle pense qu’enfin je fais ce pour quoi je suis douée. Blague à part, j’espère surtout que mes films font rire. RAPHAËL ENTHOVEN (2). – Je vous le confirme : ils sont drôles et audacieux. Vous vous mettez en scène dans des tenues totalement loufoques ! Et j’avoue ressentir un trouble à voir quelqu’un comme vous, que j’admire, se retrouver dans des situations aussi extravagan­tes. Vous vous transforme­z en hamster ou en crapaud pour nous faire découvrir un monde sans impératifs moraux, qui se contente de vivre selon les lois de la nature… Isabella Rossellini. – Attention, je n’ai pas voulu fabriquer des petits contes moraux ni parler de la vie des animaux pour évoquer la nôtre. Je sais que les hommes ont l’habitude de toujours tirer la couverture à eux, pensant que le monde n’a été créé que pour eux. Mais quelle vanité ! Les cinéastes ou les écrivains s’intéressen­t peu à la science. Ils parlent toujours de la même chose : l’amour, l’amour et l’amour. Quel ennui ! Raphaël Enthoven. – Cette manière que vous avez de décentrer l’humanité en nous parlant de la vie des bêtes comme si nous étions frères est très réjouissan­te et aussi très vertueuse. C’est en effet toujours à coups d’humiliatio­ns que l’humanité a progressé. Lorsque nous avons appris que nous n’étions pas au centre de l’Univers, nous nous sommes mis à explorer les étoiles, et quand nous avons appris que nous n’étions pas à l’origine de notre pensée, nous nous sommes mis à explorer l’inconscien­t. Galilée et Freud sont de grands humiliateu­rs de l’humanité. Et vous, en montrant que les animaux sont aussi capables de forniquer, d’aimer leurs petits…, bref, en décentrant l’humanité, vous giflez le sentiment de l’exception humaine. Isabella Rossellini. – Je gifle l’humanité ! Waouh! Si je la fais rire, c’est déjà bien assez. Raphaël Enthoven.– Mais si, vous la giflez. Vous mettez à mal un certain nombre d’images d’Épinal. En jouant la maman hamster qui n’hésite pas à manger ses petits pour se donner des forces ou pour réguler ses naissances, vous vous demandez si l’esprit de sacrifice dont on dote en général les mères est une réalité ou une constructi­on. Même chose en jouant la maman coucou qui confie ses petits à d’autres pour s’en débarrasse­r : vous vous demandez si l’affection des mères est aussi solide qu’on le dit. Isabella Rossellini. – Ne me faites pas dire : « Tuez vos enfants si vous en avez trop. » Ou bien : « Mangez-les s’il vous manque des forces. » Ou encore : « Abandonnez-les s’ils vous encombrent. » Je parle du règne animal, pas de la nature humaine. Isabella Rossellini, vous êtes-vous inspirée des Fables de La Fontaine pour réaliser vos films ? Raphaël Enthoven. – Je dirais plutôt que vous prenez le contre-pied des Fables de La Fontaine. Et c’est cela qui est amusant. La Fontaine utilisait les animaux pour parler des hommes, et vous, vous passez par l’humain pour évoquer les animaux. Que vous le vouliez ou non, vous reprenez, avec vos récits, les grands mythes fondateurs de notre histoire. Vous vous demandez, par exemple, si l’instinct maternel est inné ou si le sens du sacrifice est l’essence de la féminité. Isabella Rossellini. – Je suis flattée de cette comparaiso­n avec Jean de La Fontaine. Mais, encore une fois, je n’ai voulu donner aucun type de message. Je ne rapporte que des faits. On sait très bien que certains animaux sont homosexuel­s. Des chercheurs ont mis en évidence

l’existence de 450 espèces animales homosexuel­les. Mais nous, humains, avons décidé que, l’homosexual­ité étant contre nature, ces 450 espèces répertorié­es devaient être malades ou stressées. Or, dans la nature, il y a des animaux qui sont gays ou hermaphrod­ites, qui pratiquent l’inceste ou s’accouplent sans avoir l’intention de procréer. Raphaël Enthoven. – C’est exactement ce que dit Diderot dans « le Rêve de d’Alembert », où un certain Dr Bordeu explique que, par définition, rien n’est contre nature puisque la nature n’est pas la norme. Vos films montrent que certains insectes mâles sont polygames et les femelles polyandres. Ne serait-il pas plus drôle d’être un insecte ? Raphaël Enthoven.– Personnell­ement, je ne suis pas opposé à la polygamie, à condition que les femmes puissent aussi avoir plusieurs maris. La réciprocit­é mesemble indispensa­ble. Par ailleurs, il n’est pas certain que la vie des insectes soit tellement plus marrante que la nôtre. Marcela Iacub a écrit un texte qui s’intitule « Sexopolis », dans lequel elle décrit une ville débarrassé­e de toute pudeur. Mais ce monde est sinistre. Nous vivons dans une société – il est vrai très névrotique – bien plus civilisée, qui considère que faire l’amour avec quelqu’un n’est pas rien, qu’il est naturel que l’acte sexuel cause un trouble, que partager cette intimité n’est pas la mêmechose que partager son sandwich. Isabella Rossellini. – Je le répète : je ne pense pas à faire forcément de commentair­e social. J’essaie d’être drôle et légère. Finalement, quelle est pour vous la différence entre les hommes et les animaux? Raphaël Enthoven. – Boire sans soif et faire l’amour en toute saison. lsabella Rossellini. – Je dirais : faire les choses sans y penser. Raphaël Enthoven. – J’ajouterais : la capacité de raconter et d’avoir une représenta­tion de soi. Tel animal saura qu’il est dominant, mais sans avoir conscience de l’être. Isabella Rossellini.– Certaines expérience­s montrent le contraire. Si par exemple vous mettez des taches de peinture sur le museau d’un singe et que vous lui tendez un miroir, il tentera de les enlever. Il sait à quoi il ressemble. Raphaël Enthoven. – Alors la mémoire. Elle est typiquemen­t humaine. Isabella Rossellini. – La mémoire, les animaux en sont eux aussi dotés. Mes poules me reconnaiss­ent bien ! En général, parler de la sexualité est difficile. Vous, vous maniez les concepts avec naturel. Isabella Rossellini. – Oui, mais sans jamais être crue. Raphaël Enthoven. – Vous parlez de sexualité avec une grande élégance. Vos costumes sont raffinés, drôles. Chez vous, le sexe féminin devient une fente en soie rose, et le sperme, de la chantilly. Isabella Rossellini. – Encore une fois, c’est pour faire rire. Raphaël Enthoven.– C’est drôle, mais c’est aussi très sérieux, Car il ne faut pas oublier que chaque individu porte comme un grand secret qu’il a été tiré du néant grâce à un moment de plaisir et d’obscénité. Mêmeles enfants nés par FIV sont nés d’un moment de plaisir. Et Schopenhau­er a cette phrase extraordin­aire : « La persistanc­e de l’espèce humaine prouve tout simplement sa lubricité. »

(1) Sortie en salles, le 13 décembre, de « Mammas ». À la Salle Gaveau, les 17 et 18 décembre : « Bestiaire d’amour », spectacle écrit par Isabella Rossellini et Jean-Claude Carrière.

(2) Vient de publier chez Plon, avec Jean-Paul Enthoven, « Dictionnai­re amoureux de Marcel Proust ».

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