Madame Figaro

Le défi des working couples.

Ils poursuiven­t des carrières AMBITIEUSE­S et gèrent comme une PME leur vie amoureuse et familiale. Créatifs, dirigeants, artistes…, ces nouveaux COUPLES réinventen­t un autre équilibre. Pour le meilleur et pour le pire. Analyse et témoignage­s.

- PAR SOPHIE CARQUAIN

U UN JOUR DE SEMAINE, SEPT HEURES DU MATIN. SARAH, DIRECTRICE ADMINISTRA­TIVE et financière d’un grand groupe internatio­nal, avale son second café en guettant l’arrivée de la nounou. À 7 h 15, elles se croisent, échangent deux mots sur l’angine de Bastien, 8 mois, avant que la sémillante quadra file en voiture (avec chauffeur) à l’autre bout de Paris. Son conjoint, Tristan, directeur marketing, est absent : il négocie un contrat à Shanghai. Comme Sarah et Tristan, les couples à double carrière, menée de part et d’autre tambour battant, se multiplien­t. Un phénomène relativeme­nt récent, selon la sociologue Sandrine Meyfret ( 1). « La tendance aux “working couples” s’est affirmée avec la féminisati­on des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs, qui comptent respective­ment 50 % et 25 % de femmes. » Hyperoccup­és, ces couples qui courent n’en sont pas moins chefs de famille, parfois nombreuse. « Ils peuvent apparaître comme des mutants qui ouvrent la voie, souvent redoutable­s en termes d’organisati­on », poursuit Sandrine Meyfret. Ils seraient ainsi détenteurs de quelques recettes-clés pour menertout de front. Reste-t-il alors du temps pour le farniente, l’amour, la poésie de la vie ? Enquête et témoignage­s.

LA VIE EN TABLEAU EXCEL

Tous les couples interrogés adoptent au quotidien une organisati­on militaire et une externalis­ation décomplexé­e des tâches. « I l si mportent sans culpabilit­é les outils profession­nels dans la sphère privée » , confirme Anne- Cécile Sarfati, auteur d’« Être femme au travail » (éd. Odile Jacob). Chez Augustin Paluel-Marmont, pdg de Michel et August in ( l es f ameux petits s ablés et cookies), cinq enfants, le tableau Excel punaisé dans la cuisine est « la » Bible familiale. Il dispose d’une quarantain­e d’entrées par jour, pour savoir qui fait quoi et à quel moment : activités extrascola­ires, gestion du mercredi, sorties de classe, baby- sitter ou grands- parents… Idem chez Virginie Calmels, 42 ans, présidente du conseil de surveillan­ce d’Euro Disney et pdg de Shower Company. Cette mère de Pénélope et de Fitzgerald, (7 ans et 4 ans et demi) est une adepte de la théorie du « mouchoir de poche » . « J’ai tout rassemblé dans un périmètre de quatre minutes à pied : l’école, les loisirs, le pédiatre, le bureau… » Sa botte secrète ? « Ma mère, qui vit à quelques mètres de la maison, parce qu’il n’y a rien de mieux qu’une grand-mère pour prodiguer de l’affection et désamorcer la culpabilit­é. » Sandra Le Grand (2), pdg de Kalidea, fait s’articuler dans l ’ emploi du temps familial une nounou de 8 heures à 20 heures, une

jeune fille au pair deux nuits par semaine et un étudiant deux fois par semaine pour les devoirs. Avec depuis six ans – touche finale – un « personal assistant », trois heures par semaine, qui gère les factures, achète les billets de TGV et opère un « benchmark » sur les colonies de vacances des enfants. Bref, un super secrétaire à domicile !

QUI DE NOUS DEUX?

Q Dans l e meilleur des mondes, on avancerait en alternance, l’un après l’autre. Impossible dans le réel : la période 30- 40 ans est essentiell­e. Et « à diplôme égal, les femmes ont des arguments pour ne pas se sacrifier » , insiste Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l ’ égalité profession­nelle. Il faut foncer. Le souci principal ? Pour 35 % des couples, les déplacemen­ts à l’internatio­nal. Alors on négocie, même si tous les couples interrogés détestent ce mot, qui i rait à l ’ encontred ’ unei déer o mantique dudon d’amour gratuit. Dans la réalité, chacun fait selon ses compétence­s – comme dans une entreprise. « Quand David ( 48 ans, directeur général d’une grosse PME) part toute la semaine à Bruxelles, je r e nt r e pl us t ôt le s oi r pour nos t r oi s e nf a nt s ( 12 ans, 4 ans et 2 ans) » , raconte Béatrice Le Chevalier, c hef d’ entreprise de 40 ans qui vi ent d’ouvrir Taj Paris, un magasin dédié au made in France. « Le week- end, David compense auprès des enfants et derrière les fourneaux, poursuitel­le. Moi, je planche sur ma comptabili­té. » Côté corvées domestique­s, selon l’Insee, les hommes n’ont augmenté que de huit minutes leur temps de travail. Et pour l’inévitable fièvre importune ou la grève des profs, « c’est encore la mère que l’on appelle » , relatent les femmes interrogée­s. Avec par foiscette petite phrased ’ excuse : « J’avais peur de déranger votre mari... »

LES MOTS DOUX

« Love, respect, energy »… Souvent unis depuis leurs études aux Mines, à HEC ou à Dauphine, ces couples ont la passion de leur job. « Onpartage la mêmeénergi­e, c’est euphorisan­t pour le duo ! » s’enflamme Béatrice. Une pointe (ou une louche) d’admiration rend souvent le conjoint très désirable – « car transcendé par un grand projet qui le dépasse –, elle en fait un être que l’on a toujours envie d’atteindre », commente le philosophe Vincent Cespedes, qui vient de publier « l’Ambition ou l’Épopée de soi » (éd. Flammarion). Autre schéma possible, selon le philosophe : « Parfois, l’ambition, dévoratric­e, passe avant l’amour, dans une sorte de mariage d’intérêt où, contrairem­ent au XIXe siècle, il nes’agit pasd’unir deuxpatrim­oines, mais deuxcarriè­res », radicalise-t-il. Cemodèlean­glo-saxon – en voie d’augmentati­on, selon Vincent Cespedes – favorisera­it les relations sexuelles extraconju­gales, à l’image des protagonis­tes de la série « House of Cards ». Le couple amoureux serait-il le premier fusible de ces doubles carrières menées tambour battant ? Le pire ennemidu duoestsans dou teletemps. « Les préoccupat­ions parentales passent systématiq­uement avant la sphèreconj­ugale », alerte Brigitte Grésy. Planifier le restaurant ou l’Opéra quelques semaines à l’avance ? Cela se programme, sauf que, dans la pratique, de retour de Shanghai oude NewYork, souvent on n’aqu’une envie: pantoufler. Claire, directrice marketing dans un grand groupe de cosmétique­s, estime : « Quand nous nous retrouvons, nous parlons de nos réseaux respectifs. » Le risque étant de ne plus parler que de son job. C’est ce que regrette Sandra Le Grand, séparée dupère deses enfants: « J’étais devenuesac­oach. Si c’était àrefaire, je quitterais mon uniforme de chef d’entreprise au moment de rentrer à la maison. » Quid de l’amour, en effet? « Pour certains, l’ambition est si euphorisan­te qu’elle procure plus de plaisir que le sexe », affirme la psychanaly­ste Sophie Cadalen . Mais plus généraleme­nt, la vie sexuelle chez ces couples évolue en dents de scie, au gré des dossiers, du quota d’énergie, des retrouvail­les… « Ce qui ne signifie pas qu’elle soit pauvre, au contraire ! » ajoute la psy.

UN BÉBÉ : PAUSE OUACCÉLÉRA­TEUR?

UPour Virginie Calmels, qui fut directrice générale de Canal + à 31 ans, pdg d’Endemol Monde à 41 ans, en y insérant deux grossesses à 35 et 38 ans, « non seulement le bébé n’empêche rien, mais il galvanise ! » À condition de s’organiser : « C’est beaucoup plus facile quand vous êtes numéro un et que vous avez la maîtrise de votre agenda. » Le prix à payer ? Peu ou pas de congés maternité. Enceinte du petit dernier à 38 ans, au moment où elle négocie un rachat à 3,5 milliards d’euros, Virginie a enchaîné, après la naissance, nounou de jour et nounoudenu­it pendant trois mois. Sandra Le Grand a créé son entreprise alors qu’elle était enceinte de son second enfant. Injouable sans une aide de choc : nounou de 7 heures à 20 heures, jeune fille au pair pour les déplacemen­ts, réseau de copains en province pendant les vacances… Le leitmotiv de ces « working women » ? Zéro culpabilit­é ! « Elles ne

cèdent pas au mythe actuel de l’enfant roi, cette catastroph­e qui freine l’accélérati­on des carrières féminines », commente Brigitte Grésy.

LE NUMÉRIQUE, VRAI OU FAUX AMI?

iPad, iPhone, tablette et tutti quanti… Les couples interrogés tressent des lauriers au numérique : pour 59 % des dirigeants, d’après le sondage Challenges/ Opinion Way (octobre 2013), les nouvelles technologi­es permettent une meilleure conciliati­on entre la vie privée et la vie profession­nelle. On peut checker ses e-mails après avoir raconté l’histoire du soir. Et l es f emmes, surtout, s’en f élicitent. Attention, nuance Brigitte Grésy : « Le numérique encourage le travail invisible, celui que les femmes exercent trop souvent dans l’ombre. Une discrétion qui leur est dommageabl­e dans l’entreprise. Car c’est encore souvent le soir, dans ces moments de vraie- fausse intimité, que se repèrent les hauts potentiels. » Et Sandrine Meyfret de conclure : « Le temps de présence est encore une vertu en France, même chez les cadres de haut niveau, et cela reste un bastion à faire tomber pour accélérer les carrières des femmes… »

(1) Auteur du « Couple à double carrière » (éd. Connaissan­ces et Savoirs), fondatrice d’Alomey, cabinet spécialisé dans le conseil en management. (2) Auteur d’« Entreprend­re : un peu, beaucoup, passionném­ent » (éd. Télémaque). (3) Vient de publier, avec Bernadette Costa-Prades, « la Belle Ambition » (éd. JC Lattès).

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« House of Cards », la série où Kevin Spacey et Robin Wright forment un couple politico-financier déterminé et prêt à tout pour atteindre la présidence des États-Unis.
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