Madame Figaro

VISER L’IMPERFEC TION

EXCELLER, être irréprocha­ble, tout contrôler (amour, job, enfants…) au risque de SE PERDRE, comme l’héroïne d’“À coup sûr”, le premier film de Delphine de Vigan. Il est urgent d’ÉCHAPPER à l’obsession de la femme PARFAITE. À quelques jours de Noël, on se

- PAR ISABELLE GIRARD

L « LA FEMME PARFAITE EST UNE CONNASSE ! » (1) est devenu en quelques mois un best-seller vendu à 300 000 exemplaire­s. Les auteurs, Anne-Sophie et Marie- Aldine Girard, deux soeurs jumelles, l’une humoriste, l’autre journalist­e, sont les premières surprises de cet engouement. « À l’origine, ce texte était presque un gag. Aujourd’hui, son titre est devenu le mantra d’une nouvelle génération », dit la première. Comment expliquer le succès de ce petit opuscule plus proche dulivre de cuisine que dumanifest­e féministe ? « Il vient de ce qu’il décomplexe les femmes, les autorise et leur apprend à assumer leurs choix, leur condition sociale, leurs imperfecti­ons, parfois mêmeavec la plus grande malhonnête­té du monde », explique la seconde. Vous adorez lire le magazine « Public », cent pour cent people ? Si cela vous dérange de l’avouer, dites que vous venez de relire pour la troisième fois « la Recherche ». Votre enfant triple sa quatrième ? Haussez les épaules et affirmez que c’est un surdoué. Vous ne partez pas en vacances aux Seychelles ? Osez marteler que vous trouvez cette destinatio­n surfaite et que vous préférez la Picardie. « Le tout est de ne pas se laisser i mpressionn­er par l ’ obligation de résultats qu’impose la société. Notre succès est l’expression d’une grande lassitude de femmes usées par les objectifs de perfection qu’on ne cesse d’exiger d’elles. Avec ce livre, elles se sentent moins isolées, plus libres, moins tartes », poursuiven­t les auteurs. D’ailleurs, pour les soeurs Girard, qu’est-ce qu’une parfaite connasse ? « Celle qui vous fait vous sentir

minuscule, parce qu’elle met en scène sa vie et son emploi du temps comme une série hollywoodi­enne », résument l es soeurs auteurs. « Les femmes sous contrôle jusqu’à la pointe des cheveux existent. Mais sait-on vraiment ce qu’il y a derrière le miroir ? tempère la sociologue Janine Mossuz-Lavau (2). Peut-être que de vrais noeuds de vipère sont cachés sous le tapis, des enfants anorexique­s, une belle-mère alcoolique, un époux infidèle au bout du rouleau, qui se drogue au Prozac. L’hypercontr­ôle se paie. »

LA PRESSION DES RÉSEAUX SOCIAUX

Alors pourquoi tant de femmes continuent- elles d’être tendues au maximum? Àcausedela pression de la société et de celle des hommes et de leurs diktats. Souvenons- nous de cette phrase, terrible, d’Yves Montand parlant de Simone Signoret : « Vous croyez que c’est drôle de s’endormir avec “Casque d’or” et de se réveiller avec Madame Rosa? » La sociologue interroge : « Est-ce quevousver­riez sur Meetic uneannonce telle que : “Cherche femme excessivem­ent ronde, pas maquillée et au chômage” ? Non ! Les femmes savent que la séduction est leur arme fatale. » Les statistiqu­es le démontrent. Dans son livre « DRH, le livre noir », Jean-François Amadieu (3), créateur et directeur de l’Observatoi­re des discrimina­tions, expli-quequ’enFrance l’apparence physiqued’ unecandida­te entre pour 67 % dans la décision ou non de l’engager,

contre 45 % dans les autres pays européens. « La femme a gagné en liberté – la liberté dans son corps, dans son travail, dans son couple –, mais elle est aujourd’hui devenue le jouet du marché matrimonia­l, le jouet de l’horloge biologique, le jouet du marché du travail. Le temps et les possibles se resserrent à mesure que le temps passe. La femme est en permanence dans l’urgence », estime Jean-François Amadieu. Pourquoi aujourd’hui davantage qu’hier ? « Parce que hier il n’y avait pas tous les réseaux sociaux qui vous intiment d’exister. Savez-vous que pour un DRH, ne pas être sur Facebook est louche, car cela peut signifier que l’on a quelque chose à cacher? Et aussi parce que hierles fem-mes travaillai­ent dans les usines ou dans les champs et moins dans les services, où le look est important, poursuit Amadieu. En plus, personne n’a plus d’excuses : atteindre la perfection est expliqué dans les magazines et par des coachs censés vous mettre au top. »

LA BEAUTÉ DE L’INACHEVÉ

La perfection, c’est ce qui obsède Claire, l’héroïne du premier film de Delphine de Vigan, « À coup sûr » (4). « Claire vit dans cette dictature de la performanc­e. Elle contrôle tout et parle de sa sexualité comme un comptable de ses bilans, a vec un vocabulair­e d’ entreprise façon “Aujourd’hui, mon feed-back orgasmique est super déceptif” », raconte l’écrivain à succès qui est passée derrière la caméra. Jusqu’aujour où Claire découvre que l’abandon lui permet de trouver l’homme de sa vie. La quête de la perfection connaît, heureuseme­nt, ses impairs. Sinon, comment expliquer le succès de « Fais pas ci, fais pas ça », la série deFrance 2 regardée par cinq millions de téléspecta­teurs àl’aube de sa cinquième saison? Réponse de Valérie Bonneton, héroïne du feuilleton : « C’est une série sur la vraie vie de deux familles, une vie foutraque pleine d’imperfecti­ons, où les femmes sont débordées, mal fagotées, où les lave-vaisselle tombent en panne, car les femmes ont oublié de mettre du selrégéné rateur. Enmêmetemp­s, cet universdés­or-donné est joyeux, libre, vivant. » Auguste Rodin, en son temps, fit de l’inachevé l’un des principes esthétique­s de son oeuvre. Comme si la perfection avait le parfum glacé de la mort. L’artiste n’a cessé d’écrire sur ce qu’il appelle le « non finito », où l’accident, l’abandon donnent à l’oeuvre un supplément existentie­l. D’où son goût pour les esquisses, les ébauches, les projets ininterrom­pus qui laissent à la pensée la liberté de rêver, d’imaginer, de flâner… Comme l’exquise Lucile, héroïne de « la Chamade », de Françoise Sagan, qui préfère lire Faulkner dans son lit enfumant des cigarettes plutôt que d’aller travailler.

1) Aux éditions J’ai lu. (2) Directrice de recherche CNRS au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po). (3) Jean-François Amadieu, professeur à l’université Paris-I, a publié au Seuil « DRH, le livre noir » et chez Odile Jacob « le Poids des apparences » et « les Clés du destin ». (4) En salles le 15 janvier 2014.

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