Madame Figaro

ANTOINETTE FOUQUE

PSYCHANALY­STE, ÉDITRICE, MILITANTE FÉMINISTE… ANTOINETTE FOUQUE EST PLUS QUE JAMAIS EN PHASE AVEC NOTRE ÉPOQUE. SON NOUVEAU MANIFESTE, LE “DICTIONNAI­RE UNIVERSEL DES CRÉATRICES”, MET EN LUMIÈRE PLUS DE LA MOITIÉ DE L’HUMANITÉ.

- PAR PATRICIA BOYER DE LATOUR

LLAPAPESSE DU MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES (MLF) a passé sa vie à réfléchir à « l’autre moitié du ciel » . Cofondatri­ce du MLF en 1968,Antoinette Fouque est aussi psychanaly­ste, théoricien­ne de la différence des sexes, politologu­e, femme politique, essayiste et créatrice, en 1973, des éditions Des femmes, où, depuis quarante ans, elle fait entendre leurs voix. Opposée à la notion de genre, elle maintient qu’« il y a deux sexes » dans un essai publié chez Gallimard en 1995 et réédité en 2004, affirme qu’on « naît fill e ou garçon » , le reste n’étant que « théâtre d’apparences » , ce qui lui vaut l’inimitié des féministes pro- genre. Elle milite aussi pour la gestation pour autrui, le mariage pour tous et la reconnaiss­ance de tous les talents féminins. Au moment où l’on fête le quarantièm­e anniversai­re des éditions Des femmes, elle sort « le Dictionnai­re universel des créatrices », qu’elle a dirigé avec Béatrice Didier et Mireille Calle-Gruber. Cette oeuvre monumental­e en trois tomes, illustrée par les lettrines de Sonia Rykiel, recense plus de dix mille femmes connues ou pas, de tous les continents et de tous les siècles. En tournant les pages de ce dictionnai­re avec elle, on la décou- vre brillante et habile, très énergique, quelquefoi­s cocasse, et surtout prête à défendre la cause. « MADAME FIGARO ». – Était-il nécessaire de publier un dictionnai­re uniquement axé sur les créatrices ? ANTOINETTE FOUQUE. – Dès la création des éditions Des femmes en 1973, j’avais le désir d’une encyclopéd­ie des femmes, à la manière de Diderot au XVIIIe siècle. Mais je ne trouvais personne pour y travailler. Et puis, il y a deux ans, je suis entrée dans le Larousse. Un événement qui m’a plus touchée que toute autre élection ou décoration… Si ma mère avait vu cela ! Je me suis rendu compte à cette occasion que les femmes y étaient très peu nombreuses. Il y avait toutes les reines, des comédienne­s et… des absences terribles. Quand Béatrice Didier et Mireille Calle-Gruber sont venues me présenter leur projet, je me suis dit : c’est le moment! Pourquoi maintenant ? Les femmes représente­nt 52% de l’humanité, et elles ne sont que 5% à 10% à être entrées dans les dictionnai­res des noms propres.

“LES FEMMES SONT LE GÉNIE DE L’ESPÈCE”

Elles sont toujours payées 25% de moins que les hommes pour des postes équivalent­s, et leurs talents ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Dans les musées, les achats d’oeuvres d’artistes femmes équivalent à 5% de l’ensemble des acquisitio­ns, et elles ne sont que 1 % à être exposées… Ce dictionnai­re est une défense et une illustrati­on de la création des femmes comme trésor de l’humanité. Je mesouviens d’avoir vu à la télévision le reportage d’un anthropolo­gue au Brésil. Un hommeet une femme étaient à l’écran. Après avoir demandé son identité à l’homme, le chercheur s’est tourné vers la femme pour lui demander son nom. L’homme a alors pris la parole pour lui signifier qu’elle n’en avait pas. Je mesuis dit qu’il y avait là une grande violence symbolique subie par les femmes : celle d’être frappées d’inexistenc­e.

Mais si l’on y réfléchit, les femmes n’ont jamais de nom à elles ! Elles portent celui de leur père ou celui de leur mari. Vous-même, vous portez le nom de votre mari…

C’est vrai ! J’ai fait un mariage d’amour. J’ai eu un enfant, j’en voulais d’autres… Et je souhaitais porter le même nom que celui de mes enfants. Vous utilisez le terme de créatrices mais toutes ne sont pas des artistes. Quel sens faut-il lui donner ? J’entends « créatrices » au sens le plus ouvert de ce mot. Tous les secteurs sont représenté­s. Il y a aussi des scientifiq­ues, des médecins, des chercheuse­s, des politiques, des journalist­es, des militantes… Et puis, pour paraphrase­r Bergson, il y a entre la création et la procréatio­n la même joie de donner quelque chose de vivant et de viable au monde. Ce dictionnai­re est un manifeste. Toute femme possède en puissance ce don de créer de la vie, qu’elle donne ou non naissance à un enfant. « Creare », en latin, signifie à la fois créer et procréer.

Y a-t-il un génie féminin ?

Les femmes sont le génie de l’espèce. Elles humanisent ou cultivent l’humanité au sens où elles sont le premier environnem­ent de tout être humain. Chaque fois qu’elles mettent un enfant au monde, elles réinventen­t le langage pour parler à leurs petits. Il y a vingt ans, j’avais évoqué l’idée et écrit qu’elles avaient été les premières artistes, en ayant l’intuition que les premières fresques trouvées sur les parois des grottes étaient l’oeuvre des femmes. On m’avait dit à l’époque que j’exagérais, mais j’ai lu récemment que certains anthropolo­gues accréditen­t cette thèse. Quand on met en doute le génie créateur des femmes, je n’oublie jamais qu’elles ont été de tout temps maintenues dans la dépendance des hommes et que bien souvent, quand elles étaient particuliè­rement brillantes, elles se faisaient voler leurs découverte­s. Par exemple, Rosalind Franklin, méconnue du grand public, est cette chercheuse qui est à l’origine de la découverte de l’ADN, la révolution anthropolo­gique à laquelle est associée la plus longue des révolution­s, celle des femmes.

Marie Curie n’est qu’associée à son mari pour ses recherches, alors qu’elle était aussi créative que lui. Donc, plus que jamais, il fallait recenser toutes celles qui ont été des créatrices à qui il n’a pas été rendu assez hommage. Et je n’oublie pas que les hommes créateurs ont tous une part de féminin en eux; usant de la métaphore matriciell­e, ils sont nombreux à dire, par exemple, qu’ils « portent » une oeuvre.

Qu’avez-vous appris en publiant ce dictionnai­re ?

J’avais rencontré des milliers de femmes en lutte, j’avais fait plusieurs fois le tour du monde… Et pourtant, quand nous avons commencé l’aventure de ce dictionnai­re, je n’étais pas sûre que nous trouverion­s des femmes partout et pour tout. Eh bien si ! Nous en avons trouvé dans tous les secteurs, y compris dans ceux des mathématiq­ues et de la compositio­n musicale, réputés masculins. Ainsi, malgré l’oppression, les discrimina­tions, les violences et le refoulemen­t, elles ont réussi à travailler, à créer et à s’exprimer dans tous les domaines dès qu’elles en ont eu l’opportunit­é. Et tout cela forme une geste du peuple des femmes sans cesse à l’oeuvre.

Quelles sont celles qui vous ont le plus marquée?

Madame de Sévigné et la passion qui la relie à sa fille ; Olympe de Gouges et sa passion politique pour le droit des femmes à jouir pleinement de leur humanité; Mélanie Klein et sa passion psychanaly­tique de l’avant-oedipe, qui l’a menée à pousser l’investigat­ion là où Freud n’était pas allé : jusqu’à la relation à la gestatrice ou à la mère… Il y a tant de femmes remarquabl­es ! J’ai rencontré Aung San Suu Kyi, leader des démocrates birmans, Prix Nobel de la paix 1991, femme de courage en lutte pour la démocratis­ation de son pays, son développem­ent durable et les droits des femmes. Elle a d’ailleurs appris le français avec les CD de la « Bibliothèq­ue des voix » des éditions Des femmes que je lui ai apportés à Rangoun en septembre 1995. Et puis, j’ai la plus grande admiration pour les jeunes femmes d’aujourd’hui.

Comment voyez-vous l’évolution des femmes ?

Les avancées sont déterminan­tes. Aujourd’hui les femmes savent qu’elles ont des droits, des droits que l’Union européenne a inscrits dans la loi pour la première fois en 1957. Elles en sont de plus en plus consciente­s, même dans des pays où ils sont massivemen­t bafoués, comme la toute jeune Malala qui a frôlé la mort pour faire respecter le droit des filles à l’éducation. Elles sont plus solidaires qu’elles ne l’ont jamais été, en particulie­r face à la violence sociale. Elles se constituen­t plus souvent en associatio­ns et se mettent en réseau, ce qu’elles ne faisaient pas il n’y a pas si longtemps encore. On se méfie toujours des femmes, parce que ce sont des dissidente­s. Elles ne font partie d’aucun clergé, ce sont des laïques. Elles ont des pensées libres et différente­s. J’ai envie de leur dire : restez dans la dissidence sans perdre le… sud, c’est-à-dire vos émotions et votre féminité !

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LES LETTRINES du dictionnai­re sont l’oeuvre de Sonia Rykiel.
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