Madame Figaro

Le digital bovarysme.

L’E-VIE est belle. On s’y épie, on s’y envie… LE BONHEUR des autres semble y couler à flots continus. Tendant un miroir déformant et obsessionn­el à chacun, l’ère de L’EGO à gogo peut nous faire sombrer dans une irrépressi­ble frustratio­n… Analyse.

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE ILLUSTRATI­ONS MARCEL

MMADAME BOVARY, C’EST NOUS ! QU’AVONS- NOUS EN COMMUN avec cette petite- bourgeoise normande du XIX e siècle dépeinte par Gustave Flaubert et à laquelle chacun attache, en fonction de son âge, des souvenirs de lecture variables ? Nous lui devons le nom de baptême d’un état d’esprit, redevenu très moderne : le bovarysme. On le définit souvent, pour faire vite, comme ce sentiment de frustratio­n éprouvé par Madame Toutle- Monde, à chaque f ois qu’elle constate combien son train- train quotidien est pauvre. Surtout comparé à la riche vie des romans et des happy few d’aujourd’hui ! Aux dires des analystes de l’époque, nous serions toutes peu ou prou les petites soeurs 2.0 d’Emma B. Quand elle puisait ses fantasmes dans les feuilleton­s rocamboles­ques d’Eugène Sue, nous aurions désormais comme puits d’amertume sans fond les réseaux sociaux ! Des miroirs où la vie est plus belle… Celle des autres bien sûr, et même la nôtre (embellie), ce qui rend le cas de figure encore plus épineux. Sur Facebook, Instagram, Snapchat, pour ne citer que les plus évidents, s’alimente en permanence le storytelli­ng de la vie de chacun. Face à une forme de surenchère, bon enfant souvent, perfide parfois, il s’agit de livrer régulièrem­ent à ses amis la version « augmentée » de sa petite existence. Cette dernière est donc dorénavant obligatoir­ement jalonnée, via des photos radieuses, de vacances inoubliabl­es, de baisers sur la plage, d’enfants parfaits, de f êtes mémorables, de cadeaux insensés, de cupcakes inouïs, de chatons adorables, de spas de folie…, selon l es standards lifestyle de chacun. Tout en censurant pudiquemen­t le reste, plus médiocre, évidemment. Les sociologue­s de la société digitale sont nombreux à pointer le sentiment de déprime, qui peut parfois envahir face à cette scénarisat­ion premium permanente. Arthur C. Brooks, chroniqueu­r au « New York Times » , le résumait brillammen­t en juillet dernier : nous passons désormais, pour les plus atteints d’entre nous, « la moitié de notre temps à prétendre être plus heureux que nous le sommes, et l’autre moitié à regarder comme les autres sem--

blent l’être bien plus que nous ». Ce constat faisait suite à une étude de l’université de Boston, qui corrèle directemen­t l’augmentati­on des divorces à celle du temps passé sur Facebook (!). La vision du bonheur conjugal présumé d’autrui s’avère apparemmen­t fatale pour beaucoup. Il est aussi amusant ( ou affolant, c’est selon) d’apprendre qu’il ne s’écoulerait pas plus de dix minutes, désormais, entre l’arrivée d’un client dans un hôtel de rêve et le moment où i l poste un braggie (Rapport World Travel Market). Ce selfie d’un genre nouveau (de « to brag » , fanfaronne­r) est en effet destiné, plus ou moins sciemment, à faire bisquer nos contacts : « Quelle chance j’ai de fréquenter des cocotiers », clame-t-il ! Cette ambivalenc­e, autrefois réservée à nos amis l es people, serait devenue courante. Tout comme l’exhibition de power friends, les amis valo- risants, ce grand truc des j eunes gens avides de popularité… Que celle d’entre nous qui n’a jamais saturé de turquoise la mer à Plouhinec en été – affichant pourtant 12 ° C le 15 août – ou épinglé récemment Jeff Koons – présent à son propre vernissage avec nous, à Beaubourg, incroyable – veuille bien se faire connaître !

EÉVIDEMMEN­T, LES PLUS FRAGILES (ados dépressifs, trentenair­es fauchés ou esseulés, salariés brusquemen­t précarisés, jeunes parents frôlant l’aliénation, couples qui ne vont plus trop bien…) sont aussi les plus exposés aux effets pervers de cette mise en scène de soi. Les plus équilibrés se contentent d’éprouver un petit blues du dimanche soir, quand tout le monde semble être allé à trois soirées, cinq expos et six restaurant­s en brillante compagnie (et habit de lumière). Eux ont passé l e week- end à ranger, dormir et reranger, négligeant pour une fois l e personal branding de rigueur entre jeunes urbains. Bref, personne ne serait épargné – Monsieur Bovary existe lui aussi – par cette nouvelle névrose moderne. D’autant qu’il est peu fréquent, sauf posture houellebec­quienne assumée, de vouloir diffuser ses moments de cafard, de laideur ou d’ennui. Le bonheur semble donc couler à flots continus. Comme c’est triste quand on ne participe pas à l’ivresse générale… Comme c’est plus triste encore de se le voir rappeler sans cesse ! La sociologue Catherine Lejealle, professeur associé à l’ESG Management School, évoque d’ailleurs une dissonance cognitive à ce sujet : alors que nous savons t rès bien combien nous nous débrouillo­ns pour enjoliver le réel, nous prenons souvent pour argent comptant les images des autres. C’est la teen-ager qui a posté une photo de copines

hilares, en commentant « This is life » : effectivem­ent, un samedi soir tout à fait exceptionn­el, à grignoter des Doritos entre filles, devant la finale de Miss France ! Même si elle connaît la musique, elle ne pourra s’empêcher d’éprouver un petit pincement au coeur devant le trophée d’une amie. Laquelle exhibe un selfie ultra-joyeux à quatre, en boîte, agrémenté d’un « Best night for ever » … Dans les faits, les intéressés étaient presque les seuls clients et ont dansé sur « Happy » , en feignant outrageuse­ment de l’être ! Chez l’adulte, c’est un peu moins gros mais le ressort est identique. Nous savons qu’ils sont soigneusem­ent t riés mais nous fantasmons quand même s ur c es aperçus mirifiques de « la vie des autres » , surtout quand la nôtre semble tellement ordinaire. Raphaël et Clara bronzent seuls au monde à Tulum ( les nombreux voisins de transat adipeux sont éradiqués). Jacquot, le bébé jack-russell récemment adopté, prend avantageus­ement la pose au salon (mais n’a pas fait pipi sur le kilim, bien sûr). Une branche d’orchidée blanche sourit, à côté d’une tasse raffinée qui fume, posée sur un livre d’art (et surplombe un magma Lego-Pépito qu’on ne verra pas). Ils ont l’air si heureux tous les cinq avec les petits sur la terrasse de la Fondation Louis Vuitton ( angles arty garantis, engueul ade collective dans la voiture en venant aussi)… CERTES, FAIRE LE TRI DES IMAGES n’est pas tout à fait nouveau, notre papa sélectionn­ait ses meilleures diapos, après tout. Mais l ’ abondance et l’instantané­ité de rigueur (tout comme l’usage intensif de filtres) en décuple aujourd’hui l’effet. On vit au rythme de journaux « extimes », destinés à la promotion efficace de la marque « Moi Moi Moi ». Même l’univers du bureau passe dorénavant à la moulinette du « plus belle ma vie » , c’est dire. Le tout récent site Office Fetish publie ainsi des photos des plus beaux locaux à murs de brique, table de ping-pong et distribute­ur de smoothies de ces start- up numériques où il fait bon travailler. On en connaît qui vont bovaryser de plus belle, entre l e yucca mort, la fontaine à eau hors d’usage et les câbles dépenaillé­s de leur si banal lieu de travail…

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