Pause philo : la souffrance animale, par Corine Pelluchon.
En 1865, dans son « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale », Claude Bernard écrit qu’il « n’entend plus les cris des animaux […], il ne voit que son idée et n’aperçoit que des organismes qui lui cachent des phénomènes qu’il veut découvrir ». Pourtant, dès 1824, la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (Society for the Prevention of Cruelty to Animals), ancêtre de la SPA, est née en Angleterre. Partout en Europe, de Victor Hugo à Arthur Schopenhauer, en passant par Louise Michel, des voix s’élèvent contre la maltraitance animale, reflet d’une barbarie s’exerçant toujours contre les plus faibles. La notion de sentience, qui se trouve chez Jeremy Bentham, dans son « Introduction aux principes de la morale et de la législation » (1789), a modifié les critères de l’éthique. Pour accorder un statut moral à un être et empêcher qu’« il ne soit abandonné sans recours aux caprices d’un bourreau », il n’est pas nécessaire qu’il sache raisonner ou parler. La question n’est pas : peuvent-ils penser ? Mais : peuvent-ils souffrir ? Définie au départ comme sensibilité à la douleur et au plaisir, la sentience inclut le fait
d’éprouver de manière individuée des émotions complexes, comme la souffrance et l’angoisse. Elle désigne enfin l’agentivité, ou la capacité à communiquer ses préférences individuelles et à résister à ses conditions de détention. Il y a quelqu’un derrière la fourrure et les plumes, et ce quelqu’un, ce soi vulnérable, ne peut pas être simplement utilisé comme un moyen au service des fins humaines. La contradiction présente au coeur de l’expérimentation animale apparaît : nous la pratiquons parce que nous reconnaissons que les animaux sont proches de nous. En même temps, nous refusons qu’ils soient trop proches de nous, afin de les manipuler et de les tuer.
Depuis les années 1980, le respect du bien-être animal s’impose aux scientifiques. La règle des trois R (réduire, raffiner, remplacer) est même devenue contraignante juridiquement, avec la directive européenne du 22 septembre 2010. L’expérimentation, y compris lorsqu’elle est jugée utile, n’est plus considérée comme légitime moralement. Pour l’autoriser, il faut répondre aux critères la rendant licite : réduire le nombre d’animaux utilisés, les anesthésier et avoir recours, dès que possible, aux méthodes alternatives dont le développement conduira un jour à supprimer l’expérimentation animale. Celle-ci n’est pas un mal nécessaire, mais un mal tout court, qu’il s’agit d’assumer comme tel.