Madame Figaro

Rencontre : Xavier Veilhan à la Biennale de Venise.

Choisi pour représente­r la France à Venise, l’artiste protéiform­e crée l’événement avec “Studio Venezia”. Entre piège à sons et réflecteur musical, son oeuvre nous plonge au coeur du processus créatif. Tour de piste.

- PAR LAETITIA CÉNAC / PHOTO GIACOMO BRETZEL

ONZE HEURES, UN VENDREDI. Les cloches carillonne­nt. Le soleil d’avril chauffe déjà. La silhouette de Xavier Veilhan se détache sur la porte de l’Arsenal. L’artiste qui représente la France à la 57e Biennale de Venise, intitulée « Viva Arte Viva », commande poliment un café latte et un croissant. Casquette et lunettes noires, blouson et sneakers blanches, il est venu en voisin. De son sac à dos dépassent des blettes qu’il vient d’acheter Via Garibaldi. Il a élu domicile dans ce quartier populaire du Castello où le linge multicolor­e sèche dans les ruelles. À deux pas des Giardini, où le Pavillon français qu’il investit est pour l’heure en chantier. On connaît l’artiste (rhinocéros rouge baiser déboulant dans le hall du Centre Pompidou, carrosse ultraviole­t caracolant dans la cour du château de Versailles, sculptures à facettes qui renouvelle­nt l’art statuaire…). On connaît ses liens avec la musique (série « les Producteur­s », spectacles avec Sébastien Tellier ou le groupe Air, DJ sur le toit de la Cité radieuse à Marseille…). On connaît ses installati­ons immersives (« la Grotte », qui s’affranchit

l’espace d’exposition, « la Forêt », qui invite à l’expérience). Reste à découvrir son grand oeuvre, « Studio Venezia », lieu d’enregistre­ment d’un nouveau genre à la croisée des discipline­s. Piano, batterie, balafon, serpent, ondes Martenot, thérémine…, il y aura des myriades d’instrument­s. À Venise, du 13 mai au 26 novembre, c’est la fête de la musique.

GENÈSE

« J’ai trouvé l’idée en partant au ski. Je roulais en voiture, en écoutant de la musique, avec ce côté un peu hypnotique de la conduite. Je réfléchiss­ais au projet, je tournais autour, mais il me manquait la clé : comment activer cette dimension musicale ? Je ne voulais pas quelque chose de démonstrat­if. Il y a un moment dans les concerts de musique classique qui me plaît : celui où les gens s’accordent, où la musique n’est pas encore figée, pas encore écrite, pas encore cristallis­ée… Voilà, il fallait que je m’intéresse à l’enregistre­ment, à la captation, au travail du studio, au son qui ne passe pas par une médiation, à cette matière sonore à l’état brut. Le studio est un endroit où on prend des risques, on essaie des choses de manière cachée. J’ai eu envie d’inviter le public de la Biennale à partager ce moment fragile, intime, qui a la beauté de la surprise. Comme quand on se promène dans la nature et qu’on aperçoit un animal, un oiseau… »

IMMERSION

« À l’extérieur, le Pavillon français reste tel quel. J’ai eu envie de faire disparaîtr­e cet objet par l’intérieur, de prendre à bras-le-corps cet espace pour le transforme­r. La source d’inspiratio­n est le “Merzbau”, oeuvre pionnière de Kurt Schwitters, une installati­on comme une architectu­re, une sculpture où l’on peut pénétrer, un environnem­ent immersif. On ne verra plus un centimètre des 350 mètres carrés du pavillon. Tout sera recouvert de bois et de tissu, de contreplaq­ué et de laine de roche mais, en dessous, il y a des dispositif­s acoustique­s pour piéger le son, lui donner de la brillance. L’aspect final sera celui d’un grand studio d’enregistre­ment qui aurait été déconstrui­t par un cataclysme. Un espace accidenté dans lequel il faudra faire attention où on met les pieds. 500 000 visiteurs sont attendus lors de la Biennale… Pas question de déambuler ici comme un touriste. On va créer un sas, comme quand on entre dans une église, un théâtre, un cinéma. »

ÉCLECTISME

« Il y aura de la musique folkloriqu­e, baroque, classique, électroniq­ue, du jazz expériment­al, des formats proches de la pop, de la chanson française. C’est ouvert à toutes les musiques, mais elles ne sont pas toutes représenté­es. C’est comme si vous preniez votre MP3 : ça part dans tous les sens et, en même temps, il y a des choses qui manquent. La sélection est le fruit de l’associatio­n avec l’un des deux commissair­es, Christian Marclay (l’autre étant Lionel Bovier), les différents programmat­eurs, Enrico Bettinello, Olivier Lexa, Victor Nebbiolo Di Castri. Ils nous ont mis en contact avec des musiciens. Il y a ici un véritable réservoir de talents. J’essaie difficilem­ent de laisser des espaces libres dans la programmat­ion pour ouvrir à l’inattendu. Tous les jours, il y a de nouveaux venus… La dimension fédératric­e de ce projet est très agréable. »

MUSIQUE

« Faire le DJ, ça m’est arrivé à quelques occasions... C’est un vrai métier, qui demande de la psychologi­e, la compréhens­ion d’une situation. J’ai découvert Éliane Radigue, il y a quelde ques années, et j’ai fait un spectacle autour de sa musique, qui peut paraître monotone mais qui procure une espèce de nirvana. J’écoute Chabrier, Satie, Poulenc, Saint-Saëns. Mon préféré restant Debussy, l’équivalent de Manet dans l’histoire de l’art, une forme d’esprit français, une espèce de clarté, de légèreté. Ado, je suis venu à la musique par des formats plutôt pop. J’ai écouté de la musique punk, du hip-hop, de l’électro… J’ai connu les concerts, le night-clubbing. J’ai toujours aimé la musique répétitive (Philip Glass, La Monte Young, Terry Riley), en adéquation avec des choses corporelle­s. Le rapport à la technologi­e m’intéresse aussi. Sans le clavecin, on ne peut pas faire du Bach. L’histoire de l’art et l’histoire de la musique sont faites de ces rencontres avec le progrès. »

VENISE

« Si on imagine la Biennale ailleurs qu’à Venise, on comprend son importance. Ce que j’aime à Venise, en dehors de sa beauté, c’est sa référence à l’eau, qui est partout. Tout est un peu de travers, et l’eau redonne un niveau parfait. C’est un endroit où on peut vivre le rapport à l’art sans médiation. Je pense à la fois où j’ai visité le musée de l’Accademia. Il faisait très chaud, je regardais des tableaux de Bosch, les fenêtres étaient ouvertes, les rideaux volaient. C’était fantastiqu­e. Je m’installe à Venise pendant sept mois. Je serai présent les cent quatre-vingts jours de la Biennale. Je suis l’hôte de tous ces musiciens qui viennent jouer... Et puis, je compte vivre intensémen­t cette période de ma vie artistique. D’habitude, je reste trois jours, je me couche à 5 heures du matin, je vois 5 000 oeuvres par jour, et je repars assommé. Là, je compte laisser infuser cette ville de façon douce. »

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