Madame Figaro

Reportage : les Saoudienne­s passent à l’action.

- PAR DALILA KERCHOUCHE, ENVOYÉE SPÉCIALE EN ARABIE SAOUDITE / PHOTOS AXELLE DE RUSSÉ

UNE NUIT D’ENCRE TOMBE SUR LA VILLE PORTUAIRE DE JEDDAH. À l’heure où les étoiles s’allument sur la mer Rouge, Jéna, Lina et Sélana, trois adolescent­es en survêt et aux cheveux couverts d’un voile, chahutent sur un terrain de basket flambant neuf éclairé par de puissants projecteur­s. Joues écarlates et yeux brillants d’excitation, leur énergie vitale éclipse tout. Aussi bien l’appel à la prière qui retentit sur les hauteurs de la ville, que les pubs géantes pour des sodas américains projetées sur la façade du mall qui surplombe le club. Pendant que les mères en niqab (voile intégral qui couvre le corps et le visage) déroulent leurs tapis de prière près des gradins, sur le terrain, l’adrénaline monte d’un cran. Survoltées, les basketteus­es dribblent, esquivent, bondissent, se bousculent, passent en force. Et hurlent de plaisir à chaque panier marqué. En Arabie saoudite, où les filles n’ont pas le droit de faire du sport dans les écoles publiques, cet entraîneme­nt du Jeddah United, l’unique équipe féminine de basket du pays, incarne une transgress­ion. Et chaque point gagné par ces adolescent­es résonne comme une victoire des femmes. « Quand j’ai ouvert le club en 2003, des oulémas conservate­urs (NDLR : autorités religieuse­s) prétendaie­nt que le basket menaçait la fertilité des filles », se souvient la fondatrice Lina Al-Meenah, 38 ans. Également membre de la Shura, l’Assemblée consultati­ve du pays, elle tente de faire comprendre au gouverneme­nt que l’inactivité des femmes pose un problème de santé publique. « Un quart des Saoudienne­s souffrent d’obésité, et un tiers de diabète, poursuit Lina. Le basket m’a sauvée de la dépression. Ici, faire du sport est une question de survie. » Avec son tee-shirt siglé « I can do all things », Sélana, 17 ans, l’affirme avec aplomb : « Si l’on parvient à se faire entendre sur le terrain, alors on réussira à s’imposer dans la société. »

D’où vient-elle, cette énergie nouvelle et impression­nante des Saoudienne­s ? Dissimulée sous l’abaya (longue robe), le voile ou le niqab qu’elles portent dans les rues de Jeddah et de Riyad, symboles des pesanteurs d’un tissu social ultra-rigoriste, leur soif de liberté vibre avec intensité. Elles se ruent dans le monde du travail pour s’émanciper, bravent les interdits en posant tête nue sur Twitter, ou prennent le volant dans ce pays où elles n’ont pas le droit de conduire. D’autres partent à l’assaut du pouvoir économique, telle Sarah Al-Souhaimi, première femme nommée en février à la tête de la Bourse saoudienne, la plus puissante du monde arabe. De manière frontale ou souterrain­e par le biais du soft power, elles bousculent l’ordre établi du royaume des Saoud. En 2013, dans « Wadjda », le premier film d’une réalisatri­ce saoudienne, Haifaa AlMansour soulignait leur courage à travers le portrait d’une petite fille qui rêve de s’acheter une bicyclette dans un pays où, il y a quatre ans, faire du vélo était encore interdit aux femmes.

AU ROYAUME ULTRACONSE­RVATEUR DES SAOUD, DE PLUS EN PLUS DE FEMMES SONT DÉTERMINÉE­S À SE DÉFAIRE DE LA TUTELLE DES HOMMES. JOUER AU BASKET, CONDUIRE, TRAVAILLER, DIVORCER… QUI SONT CES REBELLES VOILÉES QUI OSENT BOUSCULER L’ORDRE ÉTABLI ?

Sur la terre de Lawrence d’Arabie et d’Oussama Ben Laden, monarchie islamique de 2 millions de kilomètres carrés régie par la charia, et le plus grand pays du Moyen-Orient avec 29 millions d’habitants (dont un tiers de femmes), les Saoudienne­s sont confrontée­s à des anachronis­mes saisissant­s. Dans une société tribale et patriarcal­e, ces femmes, scolarisée­s à plus de 91 % et ultra-connectées, subissent des lois et des traditions parmi les plus rétrograde­s au monde : polygamie, interdicti­on de conduire, ségrégatio­n sexuelle dans les lieux publics, tutelle masculine… Elles ont besoin de l’autorisati­on écrite d’un homme de leur famille pour étudier, travailler, se marier, se déplacer et parfois se soigner. Un statut de mineur à vie, dénoncé en 2016 par un rapport de Human Rights Watch.

« La condition féminine a régressé avec la radicalisa­tion du pays dans les années 1980, issue des attentats de La Mecque et du retour des Afghans arabes, analyse la politologu­e Fatiha Dazi-Héni, auteur de “l’Arabie saoudite en 100 questions” (éd. Taillandie­r). L’establishm­ent religieux wahhabite a pris le contrôle de la société via le système éducatif et la police des moeurs. » Mais, en 2005, le roi Abdallah lance une série de réformes pour favoriser l’accès des femmes à l’éducation et au travail. Depuis 2011, la peur d’une contagion des Printemps arabes pousse l’État saoudien à donner des gages d’ouverture. La crise économique du pays, liée à la baisse du prix du baril de pétrole, impose aussi la nécessité d’avoir deux salaires dans les familles. Et accélère l’émancipati­on des femmes. « Elles sont au coeur de Saudi Vision 2030, le plan économique et social lancé par le jeune vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman, pour sevrer une économie droguée au pétrole. Il ambitionne de porter la proportion des femmes au travail de 23 % à 28 % en 2020 », explique Fatiha Dazi-Héni. Une Saoudienne seulement sur quatre est active, alors qu’elles représente­nt 60 % des diplômés de l’enseigneme­nt supérieur. « Elles ne veulent plus rester cloîtrées à la maison avec leur doctorat, poursuit la politologu­e. Elles veulent participer à construire l’Arabie saoudite de demain. »

Hérissée de grues et sillonnée de voies rapides où foncent de grosses berlines aux vitres fumées, Riyad, la capitale du pays, ressemble à une ville-champignon en constructi­on permanente. Avec son abaya brodée de rouge et son casque de chantier, Haifa Alhababi, 39 ans, ingénieur architecte, diplômée d’un doctorat à la London University School of Arts, fait partie de ces pionnières qui accèdent à des métiers masculins. « Il y a quinze ans, aucune école d’architectu­re saoudienne n’acceptait les

femmes. J’ai bataillé pour que mes parents acceptent de m’envoyer étudier à l’étranger. » Aujourd’hui, Haifa supervise notamment trois étudiantes sur la constructi­on du métro de Riyad, prévu pour 2019. « Les transports publics donneront plus de liberté de mouvement aux femmes des classes populaires, qui n’ont pas les moyens d’avoir un chauffeur. » Élue depuis 2016 au Conseil saoudien des architecte­s, elle tente de promouvoir les femmes dans cet univers masculin. « C’est le travail qui nous donnera l’indépendan­ce financière et individuel­le, espère-telle. Moi, j’ai choisi de ne pas avoir d’enfants et de privilégie­r ma carrière. »

Dans son bureau installé au sein d’un mall réservé aux femmes, Lamya Al-Naeem, 37 ans, entreprene­use, a elle aussi choisi sa carrière avant sa vie privée. Sous son niqab, elle dissimule une chevelure opulente, une douceur de madone et une volonté de fer : « Après mes études d’art, mon frère et mon mari ont refusé que je travaille, raconte-t-elle. Ils craignaien­t que j’assiste à des réunions avec des hommes. Alors, il y a sept ans, j’ai divorcé pour fonder mon cabinet de design, Art Code. Je m’épanouis plus dans mon travail que dans le mariage. » Même dans les milieux populaires, le nombre de divorces explose. Près de 30 % des Saoudienne­s sont séparées, célibatair­es ou veuves. Dounia, 48 ans, blanchisse­use, explique qu’elle a, elle aussi, forcé des barrières : « Je suis la première à travailler dans une entreprise mixte, raconte cette mère divorcée issue d’une famille ultra-conservatr­ice. Je n’avais pas le choix. J’élève seule mes six enfants. Et j’ai repris mes études car je rêve d’ouvrir un restaurant. » Ambitieuse­s et pugnaces, certaines accèdent à des postes à responsabi­lité dans des secteurscl­és, comme le digital ou les biotechs. Au King Fahad Medical City,le Dr Malak Abed AlThagafi dirige le Saudi Human Genome Project. Sur un mur de son bureau, elle a encadré avec fierté ses diplômes de Harvard et de la Georgetown University. « Je viens de la classe moyenne, raconte-t-elle. À l’âge de 11 ans, mon père a été ruiné. J’ai quitté l’école privée, où nous étions 15 élèves par classe, pour l’école publique, où nous étions 60 à 70. Cette difficulté a renforcé ma déterminat­ion. » Depuis qu’elle est directrice de recherche, le regard des hommes a changé : « Ils me respectent davantage.

Je crois à l’émancipati­on par le travail. Dans mon laboratoir­e, je n’ai que des filles, car elles sont meilleures et plus déterminée­s que les garçons. Je rassure leurs parents en expliquant que l’on peut réussir profession­nellement tout en respectant nos valeurs culturelle­s et religieuse­s. » Ce message, les businesswo­men adeptes du soft power le portent aussi. Comme Lama Suleiman, première femme vice-présidente de la Chambre de commerce de Jeddah, Sarah Al-Ayed, fondatrice du groupe de communicat­ion Traccs, ou Lubna Olayan, à la tête d’un empire familial estimé à 13 milliards de dollars. « Elles dirigent des équipes et siègent de plus en plus dans des conseils d’administra­tion, estime François-Aïssa Touazi, fin observateu­r du Moyen-Orient et auteur du “Ciel est leur limite” (Éd. du Moment). Leurs succès fascinent les hommes et font évoluer les mentalités. » Elles inspirent aussi les jeunes : « Je sillonne les université­s pour encourager l’empowermen­t économique, explique Sarah Al-Ayed. Je participe à un programme qui a touché 50 000 femmes. En Arabie saoudite, le vrai pouvoir pour changer la société, c’est l’argent. Utilisons-le sans complexes ». Hoda El-Hélaissi, membre de la Shura, y croit aussi : « Le changement est impulsé par les femmes de l’élite libérale et progressis­te, mais il ouvrira le chemin à toutes. »

Cette émancipati­on à pas comptés ne satisfait pas toutes les Saoudienne­s. « L’État promeut les businesswo­men comme vitrines de l’Arabie saoudite moderne, mais il continue de réprimer les féministes activistes », souligne la sociologue Amélie Le Renard, auteur de « Femmes et espaces publics en Arabie saoudite » (éd. Dalloz). Fin décembre, une jeune Saoudienne a été arrêtée pour avoir posté une photo d’elle sans voile dans les rues de Riyad. Universita­ire à la retraite, l’activiste Aziza Al-Yousef tente aussi d’accélérer le processus : « Selon Farida Bennani, professeur de charia à Marrakech, il n’existe pas de tutelle masculine dans l’islam, explique-t-elle. En 2016, nous avons lancé une pétition en ligne sous le hashtag #Iammyowngu­ardian, qui

demande la fin de cette tutelle et qu’un âge de majorité soit fixé pour les femmes. Nous avons recueilli 170 000 signatures en deux semaines, y compris masculines. » Depuis, Aziza vit sur une ligne de crête : « J’ai été interrogée par la police et je suis surveillée par les autorités. » D’où vient son désir de révolte ? « De mon père, qui était garde national. Il m’a appris à refuser les injustices. »

Nombre d’activistes féministes ont été emprisonné­es, comme Manal Al-Sharif, 37 ans – initiatric­e en 2011 du mouvement #womentodri­ve –, arrêtée pour avoir conduit une voiture. Madeha Al-Ajroush, 62 ans, a fait partie de ces 47 Saoudienne­s qui ont pris le volant pour la première fois en 1990. « J’étais terrifiée, j’avais l’estomac noué. J’ai été arrêtée puis relâchée. La police a débarqué et a brûlé toutes mes photos, soit quinze ans de travail », explique cette militante souriante et non voilée, dans sa maison des faubourgs de Riyad. « Je ne renoncerai pas. Je ne suis pas la propriété de mon mari. Nous sommes des résiliente­s. Notre force est proportion­nelle aux contrainte­s que nous subissons. » La société saoudienne peut-elle évoluer plus rapidement ? « Oui, affirme-telle. Les jeunes ne veulent plus vivre comme nous. Notre pays est l’un des plus connectés au monde. La vraie révolution sociale se passe sur Internet, qui ouvre un formidable espace de liberté. Sans le savoir, l’Arabie saoudite devient le plus grand pays féministe du monde. » Dans les jardins publics du nord de Riyad, les jeunes femmes pianotent avec frénésie sur leurs smartphone­s pendant que leurs parents pique-niquent à l’ombre des palmiers et des murailles ocre de la ville, savourant l’arabic café et des pâtisserie­s au miel. Dikrah, 23 ans, ne laisse apparaître d’elle que deux yeux d’onyx. Quel est son visage sous son voile ? Sur son iPhone en strass roses, elle montre une photo d’elle postée sur Instagram, prise lors d’un mariage. Surprise ! Le cliché révèle une jeune femme très glamour, en robe bustier couleur ivoire, qui se maquille devant un miroir, bouche en coeur. Son amie Rasha, 22 ans, balance elle aussi entre négation du corps et hypersexua­lisation. Elle scrolle sur son compte Instagram et s’exclame fièrement : « Voici ma photo à Las Vegas ! » Sur le cliché, elle pose en jean slim, lèvres rouges et chevelure opulente tombant en cascade sur ses épaules nues. N’est-ce pas « haram » – illicite, religieuse­ment ? Elle rougit et bafouille, gênée : « Non ! Enfin, si… Je ne sais pas. » Elle hausse les épaules et sourit avec malice : « Et puis ce n’est pas grave ! »

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S’ÉMANCIPER Lamya Al-Naeem a divorcé pour avoir la liberté de travailler. Elle est aujourd’hui designer et artiste. Un salon d’esthétique au Hilton de Jeddah.
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 ??  ?? ACCÉLÉRER Dans ce pays où il est interdit aux femmes de conduire, Asma, 22 ans, s’essaye à la vitesse avec le coureur Hatim Natto. Madeha Al-Ajroush, photograph­e et activiste, est l’une des premières femmes à avoir pris le volant publiqueme­nt dans les...
ACCÉLÉRER Dans ce pays où il est interdit aux femmes de conduire, Asma, 22 ans, s’essaye à la vitesse avec le coureur Hatim Natto. Madeha Al-Ajroush, photograph­e et activiste, est l’une des premières femmes à avoir pris le volant publiqueme­nt dans les...
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 ??  ?? REVENDIQUE­R Lina Al-Meenah, entourée de l’équipe de basket féminine qu’elle a créée au club Jeddah United. L’influente Hatoon Kadi, célèbre pour sa chaîne YouTube NoonAlnisw­a et ses actions en faveur des réfugiés syriens.
REVENDIQUE­R Lina Al-Meenah, entourée de l’équipe de basket féminine qu’elle a créée au club Jeddah United. L’influente Hatoon Kadi, célèbre pour sa chaîne YouTube NoonAlnisw­a et ses actions en faveur des réfugiés syriens.
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Haifa Alhababi sur le chantier d’une consoeur : “Il y a quinze ans, aucune école d’architectu­re saoudienne n’acceptait les femmes.”
CONSTRUIRE Haifa Alhababi sur le chantier d’une consoeur : “Il y a quinze ans, aucune école d’architectu­re saoudienne n’acceptait les femmes.”
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RÉUSSIR Malak Abed Al-Thagafi et son équipe dans son laboratoir­e de recherche moléculair­e au King Fahad Medical City. Sur le front de mer de Jeddah, les jeunes femmes réajustent leur voile avant la photo.

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