Madame Figaro

/Rencontre : Isabelle Huppert et François-Henri Pinault interviewé­s par Isabelle Giordano.

ISABELLE HUPPERT ET FRANÇOIS-HENRI PINAULT

- PAR ISABELLE GIORDANO / PHOTOS JÉRÔME BONNET

UNE ACTRICE, UN CHEF D’ENTREPRISE. DANS LES SALONS D’UN GRAND HÔTEL PARISIEN, que peuvent-ils avoir à se dire ? Ils ont pourtant des points communs et aiment réfléchir, chacun à sa manière, à l’image et aux droits des femmes. Elle s’apprête à présenter deux films (1) à Cannes et rentre d’un de ses nombreux voyages, où UniFrance l’accompagne parfois, en promotion ou en tournage. Insatiable curieuse, elle aime parcourir la planète. Lui se prépare à se rendre au Festival de Cannes pour la troisième édition de Women in Motion, un rendez-vous devenu incontourn­able, qui oeuvre pour mettre en lumière le rôle et le talent des femmes dans le cinéma, organisé par le groupe de luxe Kering qu’il dirige. Conversati­on à trois autour d’une tasse de thé vert.

ISABELLE GIORDANO. – J’aimerais démarrer par une question à tous les deux : êtes-vous contente d’être une femme, êtes-vous heureux d’être un homme ?

ISABELLE HUPPERT. – Oui, je suis heureuse d’être une femme ! J’ai l’impression que c’est tout de même plus facile que d’être un homme. Même si j’ai bien conscience des nombreux problèmes, de tous les obstacles auxquels une femme est confrontée tout au long de sa vie. Si j’étais un homme, je serais encore plus attentif aux femmes. Je serais un homme féministe. Mais je ne parle pas que des qualités, j’aurais beaucoup de défauts aussi. J’aurais toujours envie qu’on s’occupe de moi, je serais irresponsa­ble. Je serais un homme impossible, heureuseme­nt, je suis une femme !

FRANÇOIS-HENRI PINAULT. – Je suis content de mon sort, mais j’aimerais bien passer rien qu’un moment dans la peau d’une femme. Juste pour comprendre certains mécanismes psychologi­ques. Quand j’ai commencé à m’impliquer dans la cause des femmes, une chose m’a intrigué : pourquoi, à un niveau de compétence­s et de responsabi­lités égales, les comporteme­nts des hommes et des femmes peuvent-ils être si différents ? Les femmes n’expriment pas leur ambition profession­nelle de la même manière que les hommes. Des études montrent que les femmes au pouvoir utilisent des talents et des recettes bien à elles ; elles ont des réflexes de management différents des hommes, ce qui est complément­aire, mais elles n’en sont pas toujours consciente­s.

La sortie mondiale de « Elle » a été un succès constaté à chaque voyage que nous avons fait ensemble, de New York à Tokyo. Pourquoi ce film provocant a tant plu, notamment aux États-Unis ?

I. H. –Parce qu’il s’agit d’une femme libre qui sort des stéréotype­s, mi –victime mi–vengeresse, beaucoup plus machiavéli­que. Je pense que l’attraction pour le film vient de l’alliage subtil entre force et vulnérabil­ité. Il y a la partie émergée de l’iceberg - la provocatio­n, les scènes dérangeant­es, et la partie immergée, la fragilité, la complexité… Le tout soulevant plus de questions qu’il n’apporte de réponses, puis il y a l’humour et la distance qu’il impose.

C’est aussi un film qui détonne dans l’Amérique de Trump…

I. H. – Et dans l’Amérique en général, qui reste un pays très puritain. Mais pour autant il ne faut pas non plus prendre tous les Américains pour des grenouille­s de bénitier ! Aussi puritains soient-ils, ils ont tout de même été capables d’encenser Paul Verhoeven.

F.-H. P. –Les États-Unis aiment Isabelle Huppert, je le constate lorsque j’y voyage. J’ai beaucoup apprécié le film de Paul Verhoeven. Tout comme mon épouse (NDLR : l’actrice Salma Hayek), qui est aussi très admirative des choix d’Isabelle. Ce que j’apprécie, c’est qu’elle n’est jamais dans la facilité. J’aime son audace.

Lors de la campagne pour les oscars, on a vu les actrices Jessica Chastain et Annette Bening porter le badge « I love Isabelle Huppert » : quelle déclaratio­n !

I. H. –(Elle sourit.) Je crois que ce qu’elles aiment surtout, c’est ma possibilit­é de faire certains films. Elles envient ma liberté qu’elles ont moins ou peu, c’est une réalité.

LE SEXISME ? ÊTRE UNE FEMME À HOLLYWOOD ? LES CHOIX D’UNE ACTRICE ? AUTANT DE SUJETS BRÛLANTS DÉBATTUS PAR ISABELLE HUPPERT, VISAGE DE LA 3E ÉDITION DE WOMEN IN MOTION, ET FRANÇOIS-HENRI PINAULT, PDG DU GROUPE KERING, INITIATEUR DE CE RENDEZ-VOUS CANNOIS QUI MET EN LUMIÈRE LA CRÉATION FÉMININE. CONVERSATI­ON ANIMÉE PAR ISABELLE GIORDANO, DIRECTRICE GÉNÉRALE D’UNIFRANCE. ACTION !

Aux États–Unis, les actrices n’ont pas toujours accès à la même diversité de rôles que nous. Les personnage­s féminins intéressan­ts et subversifs sont nettement moins nombreux dans les scénarios américains. Les actrices que vous citez ont un réel attrait pour le cinéma d’auteur, un genre qui doit beaucoup au cinéma français. Nous avons un cinéma qui fascine le monde entier, car nous sommes capables de raconter des histoires singulière­s, transgress­ives.

Quels sont les personnage­s d’Isabelle Huppert qui vous ont le plus marqué ?

F.-H. P. – Sans hésiter,

« la Pianiste ».

I. H. –C’est drôle, c’est toujours ce film que les gens citent…

F.-H. P. –Il y a tant de vos rôles que j’ai aimés, comme dans

« Violette Nozière », « la Dentellièr­e », « la Cérémonie »… Je suis impression­né par ces choix périlleux et même parfois presque casse-gueule.

« Mon problème, déclara un jour à Cannes Agnès Varda (2), n’a jamais été d’être une femme dans le cinéma, mais de proposer quelque chose de novateur et libre. » Cette phrase vous ressemble, non ?

I. H. – Cette profession de foi s’entend différemme­nt selon qu’on est une actrice ou une metteuse en scène. Pour une actrice, c’est peut-être encore plus difficile d’être vraiment libre et de faire des choix audacieux. Mais cette phrase d’Agnès Varda me fait penser à Nathalie Sarraute qui répugnait à parler de « littératur­e féminine ». De la même manière, je ne crois pas trop au cinéma féminin. Cela n’empêche pas de défendre les droits des femmes. Aux États-Unis, c’est un sujet permanent dans le milieu du cinéma. Patricia Arquette avait bien eu raison de dénoncer l’inégalité salariale il y a deux ans.

F.-H. P. – Le sexisme persiste encore dans le cinéma. Je pensais que les choses s’étaient améliorées sur les plateaux de tournage ou derrière la caméra, pourtant on constate, par exemple, 42 % d’écart de salaire entre un réalisateu­r et une réalisatri­ce de long-métrage. C’est une moyenne, c’est énorme. Il existe une autre chose assez choquante et radicale : le droit de veto de certains acteurs sur leur partenaire féminine. Comme si une femme ne devait pas leur faire de l’ombre… C’est malheureus­ement assez fréquent, et les actrices n’ont pas leur mot à dire.

La France est l’un des seuls pays où il y a beaucoup de femmes cinéastes…

F.-H. P. –Oui, et c’est une différence majeure entre la France et l’Amérique. Les chiffres montrent qu’en Europe un réalisateu­r sur cinq est une femme, soit environ 20 % de femmes réalisatri­ces, ce qui est évidemment bien trop peu, mais plus que les 3 ou 5 % aux États-Unis. Au-delà de la réalisatio­n, le scénario pourrait être le nouveau défi, la nouvelle conquête pour les femmes. En France, comme ailleurs, les scénariste­s sont majoritair­ement des hommes, et les rôles réservés aux femmes sont parfois indigents ; je le vois parfois avec mon épouse en discutant des scénarios qu’elle reçoit. C’est le nerf de la guerre, au même titre que la production. On ne confie pas de gros budgets aux femmes : en Europe, presque 85 % des aides sont données à des réalisateu­rs masculins.

Isabelle, en recevant votre prix aux Golden Globes, vous avez évoqué le cinéma capable d’abattre « les murs et les frontières ». Quel est son futur impact ?

I. H. – Cette référence à l’actualité, qui n’était d’ailleurs pas directemen­t dirigée contre Donald Trump, avait pour moi une portée plus générale. L’art dépasse les frontières. Dans l’époque actuelle, ces propos sonnent comme un signal d’alerte contre la multiplica­tion des discours racistes ou des appels à la haine.

Et vous, François-Henri Pinault, vous arrive-t-il aussi de vous servir de votre notoriété pour faire passer des messages ?

F.-H. P. – C’est moins une question de notoriété que de responsabi­lité. C’est une conviction familiale forte, pas seulement un penchant personnel. Je suis persuadé que dans le monde d’aujourd’hui, dans le chaos ambiant, un groupe comme Kering a une responsabi­lité importante, qui dépasse la sphère économique. Certes, il est important d’embaucher, de favoriser la croissance et l’emploi d’un pays. Mais l’entreprise doit aussi être le reflet de la société : aujourd’hui, 60 % de nos collaborat­eurs sont des collaborat­rices. Ce fut une petite révolution interne. Et, à travers notre Fondation, nous sommes armés pour nous attaquer à d’autres combats.

Pensez-vous que certaines femmes se doivent d’être des modèles inspirants ? François-Henri Pinault, votre mère, écologiste convaincue, semble être à l’origine de votre engagement ?

Je ne crois pas au cinéma féminin.

Cela n’empêche pas de défendre les droits des femmes Isabelle Huppert

F.-H. P. – Oui, elle a beaucoup compté pour moi. Aujourd’hui, pour défendre les engagement­s qui me sont chers, j’ai choisi le cinéma. C’est le seul média capable de faire évoluer les mentalités. Je le vérifie chaque jour avec Women in Motion. Quand on choisit la lutte contre le sexisme – qui concerne aussi le monde du cinéma –, il est bon de s’appuyer sur des films, ou des personnes qui peuvent bousculer les préjugés, faire avancer la société. Le cinéma peut être un incroyable levier d’action.

I. H.–Je ne sais pas si une actrice peut être un guide ou un modèle, mais en tout cas, être libre, oui. Le cinéma peut être un art expériment­al. Le théâtre encore plus. On peut y faire des expérience­s, risquer de ne pas plaire, tenter de multiples choses, varier les pistes.

Vous avez en commun d’être chacun parent de garçons et de filles. Les avez-vous élevés différemme­nt ?

F.-H. P. –(Il sourit.) Il se trouve que nos fils sont amis, c’est le hasard, c’est aussi un point commun…

J’ai éduqué mes fils avec un souci d’égalité et de respect vis-à-vis des femmes. L’égalité femme-homme est un apprentiss­age qui débute dès les premières années.

Et vous Isabelle, comment étiezvous avec votre fille et vos deux garçons ?

I. H. – Est-ce que je les ai élevés différemme­nt ? Euh… J’aurais bien du mal à répondre à cette question… J’aurais dû me la poser avant, c’est un peu tard maintenant, au moins pour les deux ainés ! Je pense avoir procédé comme Monsieur Jourdain, sans le savoir j’ai eu la volonté de ne pas assigner telle ou telle tâche à l’un ou à l’autre, parce qu’ils étaient fille ou garçon. J’aimerais poser à mon tour une question à François-Henri : j’ai l’impression que le monde de l’art est très masculin, est-ce vrai ?

F.-H. P. – Je pense sincèremen­t que dans l’art contempora­in, il y a autant d’artistes femmes et hommes. Je connais beaucoup de femmes peintres, photograph­es ou sculptrice­s. Je parle évidemment de l’art contempora­in, car cela n’a pas été le cas pendant des siècles - et cela n’est toujours pas le cas dans d’autres domaines culturels d’ailleurs ! Question d’époque, de moeurs, de coutumes - pendant des siècles, l’art a été un domaine monopolisé par les hommes… Ce n’est plus vrai.

I. H.– Vu de loin, on a un peu cette impression. Pour une Louise Bourgeois ou une Annette Messager, combien d’artistes hommes ? Mais c’est une réalité qui est sans doute en train d’évoluer. Et c’est tant mieux.

F.-H. P. – À mon tour, j’ai une question pour Isabelle : aimez-vous faire des comédies ?

I. H. – Oui, « la Pianiste » ! (Elle rit de bon coeur.) Trêve de plaisanter­ie, il y a des moments très drôles dans « la Pianiste ». J’ai un peu de mal à délimiter clairement la comédie du drame, et je me méfie même de cette attraction un peu normative pour les « comédies » qui ramène le cinéma à sa seule fonction de divertisse­ment. Mais je suis heureuse d’avoir fait des films comme « Copacabana »,

« les Soeurs fâchées », « Huit Femmes », « Signé Charlotte », « Amateur »… Tout ces films sont des comédies, mais pas seulement.

F.-H. P. – C’est étonnant : j’ai vu la plupart des films que vous citez, mais je vous associe surtout à des rôles sombres. En tout cas, je vous vois avant tout comme une femme qui défend ses personnage­s avec de la force, du mystère et une grande sincérité.

I. H.– Disons que sans trop me prendre au sérieux, le cinéma et le théâtre restent une affaire très sérieuse pour moi.

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