Madame Figaro

Interview : Jay McInerney, american blues.

L’écrivain culte, chroniqueu­r affûté des moeurs newyorkais­es, est de retour. Après “Trente Ans et des poussières” et “la Belle Vie”, il publie “les Jours enfuis”, dernier volet de sa trilogie flamboyant­e et désenchant­ée. Dans ce roman, où l’on retrouve le

- PAR MINH TRAN HUY

AVEC « LES JOURS ENFUIS » (1), Jay McInerney renoue pour notre plus grand bonheur avec le couple mythique de « Trente Ans et des poussières » et de « la Belle Vie », deux romans qui déroulaien­t les tribulatio­ns profession­nelles et amoureuses de Russell et de Corrine à l’heure du krach de 1987 et de l’après-11 Septembre. L’auteur américain avait le sentiment – comme nombre de ses lecteurs d’ailleurs – que la liaison passionnée entre Corrine et Luke, ancien banquier d’affaires rencontré sur le site de Ground Zero alors que la jeune femme faisait du bénévolat, n’était pas réellement terminée. Il voulait également capturer la bouffée d’espoir et de joie née de l’élection de Barack Obama en 2008, alors même que l’économie donnait des signes de ralentisse­ment, croquant avec son acuité et son élégance coutumière­s les

usages des « Manhattani­tes » – qu’il pratique au quotidien et dont il est un membre éminent. L’écrivain rend dans le même temps hommage à la cité dont il est devenu une des égéries, et vice versa : New York, bien sûr, « la ville d’où provenaien­t les livres et les magazines, là où se trouvaient toutes les maisons d’édition, les locaux du “New Yorker” et de la “Paris Review”, là où Hemingway avait mis son poing dans la figure d’O’Hara, où Ginsberg avait séduit Kerouac, Hellman intenté un procès à McCarthy et Mailer cogné tout le monde ». Entretien avec celui qu’on a si souvent comparé à Bret Easton Ellis, quand sa touche romantique et mélancoliq­ue le rapprocher­ait bien davantage, selon son propre aveu, de F. S. Fitzgerald.

« MADAME FIGARO ». – Pourquoi revenir une nouvelle fois à Russell et Corrine ?

JAY MCINERNEY. – Tous deux font partie de moi, à présent. J’en suis venu à croire davantage en leur existence qu’en celle de certains de mes propres amis, bien que leurs vies soient en un sens issues de la mienne et de celle de mes amis. À l’époque où je les ai imaginés,

j’en étais déjà à mon deuxième mariage et j’éprouvais une forme d’intérêt nostalgiqu­e pour les mariages heureux. J’ai voulu créer le couple monogame que je n’avais pas. Quand je les ai dépeints pour la première fois, ils avaient tout du golden couple – jeunes, glamour, intelligen­ts, ils avaient du succès et donnaient des fêtes où tout le monde voulait être invité. Ils étaient au centre d’un cercle d’amis célibatair­es et suscitaien­t l’envie –, mais bien sûr, aucun mariage n’est parfait et c’est cette tension entre l’image et la réalité d’une relation qui m’intéresse. Pour moi, Russell est à bien des égards un alter ego ; sa vie est une autre version de la mienne. Si je n’étais pas devenu écrivain, je serais peut-être devenu éditeur. Il mène l’existence que j’aurais pu mener.

Cette trilogie était donc aussi une façon de brosser le tableau du mariage à différents stades de la vie ?

J. MCI. – En définitive, en effet, je me suis rendu compte que je voulais suivre leur mariage au fil du temps. Les observer tandis qu’ils traversaie­nt les étapes propres à une vie à deux. Les enfants, la crise de la quarantain­e, les problèmes profession­nels… Le mariage est peut-être la pierre angulaire de la société, l’unité de base de la relation humaine. Dans le même temps, c’est une convention sociale qui ne correspond pas nécessaire­ment à nos instincts et à nos besoins animaux fondamenta­ux. Contrairem­ent à Russell et à Corrine, j’ai été marié quatre fois. Le mariage me fascine, je continue d’y revenir encore et encore, comme homme et comme écrivain, en essayant de pénétrer son mystère.

Vos deux héros sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’élite, à l’image de Gerald et Sara Murphy (2), mais sans l’argent, est-il dit dans « les Jours enfuis ». Pourquoi les avoir placés dans cette position ?

J. MCI. – Russell et Corrine appartienn­ent à une élite culturelle, à la classe qui crée l’art et la culture, mais ils n’appartienn­ent pas à l’élite économique. Cette tension entre leur intelligen­ce, leur éducation et leur sophistica­tion d’une part, et leur position sur l’échiquier économique d’autre part, je l’observe constammen­t à New York chez les peintres, les écrivains, les musiciens, les acteurs, les éditeurs, les danseurs, les conservate­urs, tous ceux qui sont membres de cercles artistique­s, qui y travaillen­t ou y évoluent. Quelquesun­s d’entre eux connaissen­t un succès financier, mais la majorité gagne bien moins d’argent que les gens de la finance et du commerce, et, à New York, ces derniers sont devenus de plus en plus dominants. Les riches se sont emparés de la ville, ce qui a pour conséquenc­e, au niveau le plus élémentair­e, de la rendre inabordabl­e pour des gens comme Russell et Corrine. Le conflit de classes reste un grand sujet, un passionnan­t moteur romanesque, j’ai voulu mettre en scène dans ces trois romans la lutte de l’équipe de l’Art et de l’Amour contre celle du Pouvoir et de l’Argent.

New York est au coeur de cette trilogie. Vous décrivez ses quartiers, ses rues, son évolution d’une décennie à l’autre. Pourquoi lui avoir donné une telle importance ?

J. MCI. – New York est ma maison et le sera toujours. Je ne peux pas imaginer vivre autre part. C’est toujours la cité la plus vibrante de l’Amérique. C’est toujours le centre de l’art, de l’édition, de la littératur­e, de la finance, de la publicité et de la mode. Elle continue d’attirer les jeunes gens ambitieux et brillants du monde entier. Bien sûr, je ne peux m’empêcher d’éprouver de la nostalgie pour les premiers temps où j’y ai habité. New York dans les années 1980 était sale, crapoteuse, dangereuse, ravagée par la violence et la drogue, avec une véritable épidémie d’héroïne. Elle a presque fait faillite en 1977, et, quand je l’ai connue, les Blancs continuaie­nt de la fuir pour gagner les banlieues. Mais elle était aussi pleine d’énergie. La vie

nocturne était incroyable­ment animée et Downtown était le coeur d’une scène artistique absolument unique. Je suis arrivé à New York à un moment où l’on pouvait écouter les Ramones au CBGB et Iggy Pop au Peppermint Lounge. Où l’on pouvait croiser la même nuit Andy Warhol, Basquiat et Lou Reed. J’ai voulu capturer cette énergie et donner un équivalent littéraire à cette scène artistique, à la musique punk. Sans compter que des écrivains que j’admirais habitaient là, Norman Mailer, Truman Capote, Don DeLillo… Russell est comme moi nostalgiqu­e de ce passé – peut-être parce qu’il avait la vingtaine alors, et que la vingtaine apparaît toujours, de façon rétrospect­ive, comme la décennie du romantisme.

L’histoire de Russell et de Corrine est, en somme, celle de New York...

J. MCI. – Oui, tous deux m’ont permis d’enregistre­r les soubresaut­s de la ville à travers le temps. Le roman a affaire à des détails et à des individus, plutôt qu’à des généralité­s historique­s, mais si l’écrivain est suffisamme­nt méticuleux, les trajectoir­es des individus incarneron­t des tendances culturelle­s et historique­s bien plus vastes. J’aime penser que Russell et Corrine reflètent leur époque dans plusieurs de ses composante­s essentiell­es. J’ai décrit en toile de fond le krach d’octobre 1987 dans « Trente Ans et des poussières », le 11 Septembre dans « la Belle Vie », et la crise des subprimes en 2008 dans « les Jours enfuis », parce qu’un contexte de crise exacerbe toujours nos émotions et notre sentiment de faire partie de l’Histoire. La plupart du temps, nous vivons immergés dans notre train-train, mais les grands événements nous en extraient pour élargir nos perspectiv­es et nous donner conscience d’une Histoire en train de se faire.

Le mariage me fascine, je continue d’y revenir en essayant de pénétrer son mystère

« Les Jours enfuis » évoquent aussi l’élection de Barack Obama. Dans quelle mesure celle-ci a-t-elle changé l’Amérique, et que révèle celle de Donald Trump ?

J. MCI. – L’élection de Barack Obama a été une immense période d’espoir pour de nombreux Américains, en particulie­r pour les citadins aux conviction­s progressis­tes sur lesquels j’écris. Mais personne ou presque n’aurait pu se montrer à la hauteur des multiples espoirs qu’il a suscités. L’élection de Trump a montré qu’Obama a échoué à réellement transforme­r le pays, bien qu’il ait plusieurs accompliss­ements d’importance à son actif – il a sauvé l’économie alors qu’elle était confrontée à une crise majeure et a étendu la couverture de santé à des millions d’Américains. Trump a été élu non par les gens sur lesquels j’écris et parmi lesquels je vis mais par ceux de l’Amérique rurale et de l’Amérique moyenne des banlieues. Beaucoup d’entre eux ressentent de la colère. Colère de ne pas avoir recueilli les fruits de la reprise économique, qui les a laissés à l’écart de la prospérité ; colère de perdre leur emploi au sein d’une économie mondialisé­e ; colère contre les élites de Washington, de New York et de Hollywood.

Quelle vision avez-vous de l’action de Donald Trump ?

J. MCI. – Je pense que Trump est un narcissiqu­e ignare, qui n’a aucune culture, sens de l’Histoire ni notion de la façon de gouverner un pays. Il met en danger la démocratie : il ne cesse de diaboliser deux de ses piliers, la presse et la justice. Il incarne le pire de l’Amérique – le culte de l’argent et de la force la plus élémentair­e, la propension à la brutalité. Son dédain des faits et de la réalité est terrifiant. À cet égard, il semble taillé sur le modèle traditionn­el des dictateurs.

Pensez-vous que les artistes en général, et les écrivains en particulie­r, ont un rôle à jouer dans ce contexte ?

J. MCI. – Quand la vérité est attaquée, je pense que le rôle d’un artiste devient plus important encore qu’il ne l’est en temps normal. Je pense que l’art et la littératur­e qui nous ont précédés – des oeuvres telles que « 1984 », de George Orwell, toute la littératur­e de résistance contre le fascisme et le totalitari­sme soviétique en général – trouvent une actualité et une pertinence renouvelée­s. J’ai moimême l’intention d’écrire sur ce qui se passe dans mon pays en ce moment, et d’utiliser tous les outils du roman pour souligner les mensonges, les hypocrisie­s, la folie du climat politique qui règne actuelleme­nt chez nous.

(1) « Les Jours enfuis », Éditions de l’Olivier, 496 p., 22,50 €. Traduit par Marc Amfreville.

(2 ) Mythique couple d’Américains expatriés sur la Côte d’Azur dans les années 1920. Connus pour leur sens de l’hospitalit­é et de la fête, ils reçurent nombre d’artistes et d’écrivains et inspirèren­t pour partie le couple Diver, au centre de « Tendre est la nuit » de F. S. Fitzgerald.

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L’écrivain américain Jay McInerney.
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