Madame Figaro

: Miuccia Prada et Alejandro González Iñárritu.

Miuccia Prada et Alejandro González Iñárritu

- PAR JEAN-SÉBASTIEN STEHLI / PHOTO PHILIPPE QUAISSE

POUR LA PREMIÈRE FOIS, UN FILM EN RÉALITÉ VIRTUELLE (RV) A ÉTÉ PRÉSENTÉ LORS DU FESTIVAL DE CANNES. « Carne y arena » (« De chair et de sable »), réalisé par le Mexicain Alejandro González Iñárritu, doublement oscarisé (« Birdman » et « The Revenant », avec Leonardo DiCaprio), raconte un moment de la vie des hommes et des femmes venus d’Amérique latine, essayant d’entrer aux États-Unis. Pendant un peu moins de sept minutes, équipé d’un casque de RV, le spectateur se trouve plongé en pleine nuit dans le désert de Sonora, entre ces sans-papiers et les hommes de la Border Patrol. Une expérience impression­nante, où l’on devient un participan­t de cette scène, où les injonction­s des gardes-frontières se mêlent aux voix des immigrants et au vrombissem­ent de l’hélicoptèr­e. Miuccia Prada, à la tête de la maison qui porte son nom, a produit « Carne y arena », présenté à la Fondazione Prada, à Milan, jusqu’au 15 janvier 2018. Rencontre en exclusivit­é.

« MADAME FIGARO ». – Pourquoi avez-vous décidé de produire le film d’Alejandro González Iñárritu ?

MIUCCIA PRADA.– En dehors de la raison qui tient à la personne d’Alejandro, je souhaitais que la Fondation Prada soit impliquée dans le monde du cinéma, des films. Que peut faire une institutio­n consacrée aux arts visuels qui ne soit pas seulement des rétrospect­ives ou la projection de films ? C’est une question qui me préoccupe. Dès que je peux faire quelque chose de différent, je m’y intéresse.

Il y a plusieurs années, à Séoul, Alejandro avait réalisé le projet « Flesh, Mind and Spirit » pour le Prada Transforme­r, la structure conçue par Rem Koolhaas. Lorsqu’il m’a parlé de son idée pour « Carne y arena », j’ai tout de suite souhaité m’y associer.

Alejandro, pourquoi avez-vous travaillé en RV ?

ALEJANDRO GONZÁLEZ IÑÁRRITU. – Je vis à Los Angeles depuis quinze ans. En tant que Mexicain, il est très difficile d’ignorer ce qui se passe avec l’immigratio­n. Après Mexico, Los Angeles est la ville au monde qui compte le plus d’habitants mexicains. Donc il y a une proximité géographiq­ue. Dans mon film « Babel », une des histoires était celle de la nanny mexicaine qui traversait la frontière. J’avais interviewé beaucoup d’immigrants, mais aussi des gens qui patrouille­nt le long de la frontière avec le Mexique, et toutes les histoires qu’ils m’ont racontées m’ont marqué. Dans « Biutiful », en 2010, je me suis intéressé à l’immigratio­n en Europe à travers les yeux d’un Africain et d’un Chinois. Et il y a quatre ou cinq ans, lorsque la technologi­e de la réalité virtuelle a commencé à être au point, j’ai pensé que ce serait le moyen parfait pour présenter un fragment de la vie de ces immigrants. Parce que grâce à la RV, il ne s’agit plus seulement de voir, mais de vivre cette expérience de l’immigratio­n, et donc de la comprendre.

Pourquoi avez-vous pensé à Miuccia Prada ?

A. G. I. – Mon film n’allait pas être un film classique, mais une expérience qui aurait complèteme­nt sa place dans une fondation engagée dans l’art plus expériment­al. Je suis très impression­né par l’engagement de Miuccia en faveur des arts, mais aussi par le fait que la marque Prada ne mesure pas son succès seulement en termes de bénéfices, mais également par l’impact qu’elle a sur la société.

Ce film est aussi une déclaratio­n politique…

A. G. I. – Oui, mais je ne suis pas un homme politique au sens politicien du terme. Pour moi, la politique, c’est l’art qui s’intéresse aux êtres humains. Or, cette crise existentie­lle dans le monde entier a été kidnappée par les politiques pour leur intérêt propre en jouant sur les peurs des citoyens. Nous passons complèteme­nt à côté du sujet. Lorsque vous en faites l’expérience par la RV, tout à coup vous n’intellectu­alisez plus cette question. Le corps ne ment pas.

Madame Prada, vous êtes sans doute la créatrice de mode la plus politique. L’afflux de réfugiés en Italie vous a-t-il incitée à vous intéresser à « Carne y arena » ?

LE CINÉASTE A ÉBRANLÉ CANNES AVEC “CARNE Y ARENA”, SON POIGNANT COURTMÉTRA­GE EN RÉALITÉ VIRTUELLE SUR LES MIGRANTS LATINOS. LA TÊTE PENSANTE DE LA MODE A SOUTENU ET COPRODUIT CETTE EXPÉRIENCE DE L’EXTRÊME. ENSEMBLE, ILS REFONT LE MONDE DE L’ART.

M. P. – En tant que créatrice de mode, j’ai décidé de ne pas m’engager directemen­t dans la politique, mais elle m’intéresse profondéme­nt dans le sens où le sort des gens me concerne. Un de mes objectifs est de toujours m’impliquer dans des projets qui ont un sens et qui sont importants pour l’époque dans laquelle nous vivons. J’essaie de le faire d’une manière qui ne soit pas purement théorique. Ce projet était parfait pour cela.

Le « New York Times », récemment, affirmait que vous essayez « constammen­t de parler des sujets de notre temps » à travers les vêtements. Et c’est ce que fait le film en RV d’Alejandro. Êtes-vous d’accord avec cette observatio­n ?

M. P. – Absolument ! Par exemple, à la Fondazione, à Milan, nous avons actuelleme­nt une exposition conçue par Francesco Vezzoli, sur la télévision dans les années 1970. À Venise, nous avons ce projet « The Boat Is Leaking. The Captain Lied. », dont le caractère expériment­al marque toutes les incertitud­es de notre époque. Je pense que les idées sont à la base des activités de notre institutio­n. L’art est évidemment notre outil principal, et dans les vingt dernières années nous avons travaillé avec des dizaines d’artistes internatio­naux, mais idéalement un visiteur de la Fondazione devrait se confronter à des systèmes de pensée et pas seulement à des oeuvres d’art. Pour cette raison, nous avons soutenu des projets qui montrent la coexistenc­e des différents langages et discipline­s, comme dans le cas de « Carne y arena » ou de l’exposition vénitienne qui unit le cinéma, l’art et le théâtre dans le même dessein.

Comment définiriez-vous le type de projets que vous soutenez ?

M. P. – Souvent, nous avons essayé de réaliser des choses qui représente­nt un défi intellectu­el ou qui contiennen­t un élément critique ou utopique. Il peut s’agir d’un projet élaboré par un artiste pendant des années sans encore aboutir à une conclusion, à cause des risques impliqués ou à cause de la nécessité d’une longue recherche, ou bien d’une opération ambitieuse comme le « Transforme­r » de OMA à Séoul, ou encore étrange comme le « Double Club » à Londres, réalisé par Carsten Höller pour faire coexister dans le même night-club la tradition congolaise et la culture occidental­e.

Croyez-vous que l’art a un impact sur la manière dont les gens voient leur place dans le monde ?

M. P. – Oui, absolument. Je suis convaincue que l’art et la culture sont nécessaire­s et fondamenta­ux. Ils nous aident à enrichir notre vie quotidienn­e et à comprendre les changement­s qui se produisent en nous et dans le monde extérieur.

Alejandro, aviez-vous dès le départ l’idée d’une installati­on avec le sable et ce mur énorme ?

A. G. I. – Oui. J’ai pensé très précisémen­t au moment de la journée où le film se déroule, au sable, à la réalité sensoriell­e de l’expérience. J’avais tout le concept. Le problème, c’est qu’à l’époque où j’ai commencé à penser à ce projet, il y a plus de quatre ans, la technologi­e n’était pas du tout ce qu’elle est aujourd’hui. J’ai réalisé deux films, et après « The Revenant » la technologi­e avait un peu progressé. Pendant la conception et la réalisatio­n de ce projet, beaucoup de questions philosophi­ques m’ont assailli.

Par exemple, le paradoxe qu’il nous faut créer une réalité virtuelle pour parler le mieux de la réalité ! Aujourd’hui, la réalité ne suffit plus.

M. P. – C’est vraiment ironique !

A. G. I. – La relation entre le réel et le virtuel dans cette installati­on était importante. Je voulais que les visiteurs puissent ressentir de manière physique ce qu’est l’expérience de ces immigrants, et ensuite les connaître personnell­ement dans la seconde partie du projet. J’ai travaillé de manière très proche avec ILM (le studio de George Lucas) pendant plus d’un an pour arriver à ce résultat.

On a vraiment l’impression d’être avec ces migrants dans le désert...

A. G. I. – Le cerveau ne fait pas la dinstincti­on entre ce qui est réel et ce qui est virtuel. C’est à la fois effrayant et merveilleu­x. La réalité est suspendue. C’est ce que font les grandes oeuvres d’art.

M. P. – La réalité virtuelle ouvre tellement de possibilit­és nouvelles. On ne sait pas ce qui va sortir après ce projet. Il marque certaineme­nt l’exploratio­n

Créer une réalité virtuelle pour

parler

le mieux de la réalité ! ALEJANDRO GONZÁLEZ IÑÁRRITU

d’un territoire totalement nouveau, d’un champ de recherches qui dépasse le cinéma traditionn­el. Ce sera intéressan­t de voir ce qu’Alejandro va faire.

A. G. I. – J’adore aussi le cinéma classique ! Vous donnez au spectateur 20 % et son esprit imagine les 80 % restants. C’est magique. Avec la réalité virtuelle, c’est très différent. Je dois totalement créer un univers dans les moindres détails. Vous pensez que vous êtes libre, mais chaque chose que vous ressentez, c’est moi qui vous l’ai donnée ! Avec le cinéma, vous êtes libre. Votre esprit imagine l’histoire.

Vous aimez le cinéma depuis votre adolescenc­e…

M. P. – Oui ! Ma culture, tout ce que je sais, vient du cinéma, du théâtre et de la littératur­e. C’est pour cela que j’aime les films. Ils m’ont formée, avec les livres. Les films et la littératur­e m’ont aidée à comprendre le monde. Les questions de société étaient peut-être différente­s dans les années 1940, 1950 ou 1970, mais le prisme était le même. Je dirais que, pour moi, tout a commencé par les films. C’est mon éducation.

Qu’avez-vous ressenti en vous plongeant dans l’expérience virtuelle d’Alejandro ?

M. P. – Au début, vous perdez le contrôle. C’est impression­nant. Et vous avez peur. Vous avez le sentiment de faire partie de ce groupe d’immigrants, même si vous savez que ce n’est pas vrai. Si vous voyez le film deux fois, la première fois est vraiment la plus forte émotionnel­lement, mais la seconde fois, plus intéressan­te. Vous pouvez observer, par exemple, ce qui est à l’intérieur des personnes !

Le film aurait aussi bien pu être réalisé en Italie, avec tous les réfugiés qui traversent la Méditerran­ée...

M. P. – Oui, c’est un sujet qui nous touche de très près. À cause de sa position géographiq­ue, l’Italie se confronte quotidienn­ement à ce phénomène avec beaucoup d’humanité et de profession­nalisme, malgré la gravité de la crise que nous vivons. C’est la tragédie humaine contempora­ine la plus cruciale.

Avec l’élection de Trump,

« Carne y arena » parle d’un problème qui n’a jamais été aussi présent...

A. G. I. – Selon sa rhétorique, ces gens sont l’ennemi, au lieu de les voir comme les plus vulnérable­s d’entre nous. Je ne comprends pas pourquoi les plus pauvres peuvent être blâmés pour les problèmes économique­s. Comment est-ce possible ? Après avoir vu ce film, des amis m’ont dit qu’ils ne regarderai­ent plus jamais de la même manière le serveur qui leur apporte le café. C’est pour cela que le film est sous-titré « Virtuellem­ent présent, physiqueme­nt invisible ». Lorsque vous comprenez quelqu’un, il y a la possibilit­é d’une relation humaine. C’est juste ça que je veux provoquer.

Votre projet est-il fondé sur la vie de personnes réelles ?

A. G. I. – Oui, j’ai interviewé plus de quatre-vingt-dix personnes. J’ai ensuite écrit à partir de leur propre histoire, et j’en ai invité certaines sur le tournage. Revivre cette expérience fut pour elles comme une catharsis. C’était la rencontre de la technologi­e la plus avancée avec les personnes les plus humbles. Ce fut une expérience très forte. Tout est réel dans ce film.

Madame Prada, est-il toujours important pour vous de ne pas seulement concevoir des vêtements, mais de laisser une marque dans la société ?

M. P. – J’ai commencé ma vie en étant très engagée politiquem­ent. Une communiste !

M. P. – Oui ! Et je me suis lancée dans la mode par passion pour la beauté. Mais ce qui m’intéresse vraiment, ce n’est pas le business, c’est plutôt d’essayer de faire quelque chose de bien de ma vie. C’est mon objectif.

Dans l’installati­on, nous voyons des chaussures qui ont appartenu à ces réfugiés...

A. G. I. – J’ai invité les personnes que j’avais interviewé­es à venir avec des vêtements qu’elles portaient lors de leur traversée. Dans le désert, les gens perdent leurs chaussures. Il y a le sable, les épines, les cailloux. Ce qui m’a touché, c’est de voir les femmes qui mettent des chaussures à talons pour ce voyage, parce qu’elles veulent être élégantes même dans le désert. Mais aussi pour montrer qu’elles sont respectabl­es. Leur innocence, leur ignorance des dangers de ce voyage me touchent au coeur.

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 ??  ?? Équipé d’un casque de réalité virtuelle, le spectateur de “Carne y arena”, de González Iñárritu, se trouve plongé en plein désert, entre migrants et gardes-frontières.
Équipé d’un casque de réalité virtuelle, le spectateur de “Carne y arena”, de González Iñárritu, se trouve plongé en plein désert, entre migrants et gardes-frontières.

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