Madame Figaro

: vers un luxe humaniste ?

QUÊTE DE SOBRIÉTÉ ET DE SÉRÉNITÉ PLUS QU’OSTENTATIO­N, SOUCI DE SOI ET DÉMARCHE SOLIDAIRE PLUS QUE POSSESSION : LE LUXE SE REDÉFINIT. UN NOUVEL ÉTAT D’ESPRIT QUI POUSSE LES MARQUES À REPENSER LEURS PROMESSES. ANALYSE.

- PAR SOPHIE ABRIAT / ILLUSTRATI­ONS ÉRIC GÉRIAT

LE 10 JUIN SE TIENDRA LE 17E GALA ANNUEL DU MIDSUMMER NIGHT DRINKS, en soutien à l’associatio­n de lutte contre la faim God’s Love We Deliver, l’un des « charity events » les plus courus des Hamptons, près de New York. L’événement aura lieu dans la demeure de Calvin Klein, un large parallélép­ipède de verre et de bois face à la mer, d’une valeur de 75 millions de dollars. Pour bâtir ce chef-d’oeuvre de minimalism­e, ouvert sur les éléments, le designer a obtenu l’autorisati­on de démolir le légendaire Dragon Head, un imposant château de style gothique décrit par ses détracteur­s comme une « constructi­on à la Disneyland réalisée sous LSD ». Même si le dépouillem­ent n’est que de façade – l’intérieur fourmille de meubles signés Poul Kjaerholm, Jean Prouvé ou Le Corbusier –, il symbolise l’avènement d’un autre luxe, plus sobre, moins tape-à-l’oeil. Une nouvelle ère de consommati­on où il est question de cures détox mêlant jeûnes et séances de yoga, de juicing de luxe, de crèmes de beauté aux probiotiqu­es, de sérums à la spiruline, de leggings The Row, Versace ou Gucci. « Le living good est le nouveau looking good, indique Fflur Roberts, directrice du pôle luxe d’Euromonito­r. Prendre soin de soi est devenu une tendance de mode. Le luxe show off est dépassé, même si ces récents codes de la réussite s’affichent sur les réseaux sociaux. » S’abstenir de multiplier les désirs, renoncer à l’accumulati­on de biens… Que restera-t-il du luxe dans cette nouvelle humilité ? La réponse en quatre temps.

LESS IS MORE

LA CÉLÈBRE FORMULE DE VIVIENNE WESTWOOD, « Buy less. Choose well. Make it last » («Acheter moins. Mieux choisir. Faire durer »), n’a jamais autant été d’actualité. Les consommate­urs s’intéressen­t de plus en plus aux matières utilisées et aux modes de fabricatio­n des produits. Ainsi, les chercheurs du groupe Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga, Stella McCartney) travaillen­t au développem­ent d’un cuir écologique, élaboré grâce aux biotechnol­ogies, qui devrait être au point d’ici à 2030. Le succès de

l’upcycling, ou surcyclage, qui permet de donner une seconde vie aux vêtements usagés en les transforma­nt en pièces neuves, témoigne aussi de ce nouvel état d’esprit. L’enseigne californie­nne Reformatio­n, créée par Yael Aflalo, figure de proue du mouvement, est distribuée sur Net-A-Porter depuis novembre 2016 ; elle compte déjà des EIP, Extremely Important People, comme les appelle l’e-shop de luxe : Karlie Kloss, Taylor Swift, Rihanna ou Hailey Baldwin font partie de ses fidèles. En France, Kilometre, marque fondée par Alexandra Senes, propose une collection de chemises d’homme du début du XXe siècle chinées à Paris et rehaussées de broderies réalisées à la main au Mexique. Depuis cette année, ces pièces uniques sont vendues chez Barneys, Selfridges et A’maree’s. Enfin, Collector Square, leader européen de la vente en ligne d’objets de luxe de seconde main, a, lui, lancé le concept Collector Switch. Pour Loïc Bocher, cofondateu­r de l’entreprise, « la possession est moins importante aujourd’hui qu’hier. On est moins dans l’accumulati­on de biens que dans la circulatio­n de marchandis­es. Avec Collector Switch, les personnes qui achètent un objet chez nous peuvent le rapporter et l’échanger contre un autre de notre stock, de valeur équivalent­e. » Ce stock, aussi pointu qu’attrayant, se compose de plus de cinq mille pièces : des Birkin Hermès vert pomme, rouge cerise ou bleu lagon côtoient des vanitycase­s monogrammé­s Louis Vuitton, des Lady Dior patinés et des mini-sacs Chanel 2.55. Si le nouveau luxe revient à pouvoir s’affranchir de la consommati­on, ce qui reste l’apanage et le signe de distinctio­n des ultra-privilégié­s, n’y a-t-il pas un paradoxe ? « Cette consommati­on que l’on dit plus responsabl­e n’est guère synonyme d’une diminution des dépenses. L’esthétique minimalist­e, si elle se détourne de l’accumulati­on matérielle, affirme néanmoins un goût pour des matières premières nobles, analyse Marie Schiele, doctorante en philosophi­e à l’université Paris-Sorbonne. On assiste donc à une redéfiniti­on du luxe, qui ne s’incarne plus dans le signe matériel visible, c’est-à-dire la manifestat­ion patente de l’argent, mais dans l’expression plus générale de la personne et de ses états d’âme. »

« LES SIGNES EXTÉRIEURS DE RICHESSE ÉVOLUENT VERS DES TENUES PLUS INFORMELLE­S », indique le philosophe Yves Michaud, auteur de l’essai « le Nouveau Luxe. Expérience­s, arrogance, authentici­té », paru en 2013 (éd. Stock). Les businessme­n de la Silicon Valley habillés d’un simple hoodie, à l’instar de Mark Zuckerberg, pdg de Facebook, ou de Sergey Brin, l’un des cofondateu­rs de Google, adepte des sneakers Adidas à orteils séparés, se distinguen­t en s’affranchis­sant des classiques codes vestimenta­ires (costume-cravate, chaussures de ville). La « casualisat­ion » des vestiaires s’accélère. La maison Louis Vuitton se lance dans le streetwear, en collaboran­t avec la marque de skate Supreme. À la gym et en ville, les leggings prennent du galon. Selon Euromonito­r, nous entrons dans la seconde

ère de l’«athleisure »(contractio­n d’« athlete » et de « leisure » [« loisir »] en français – comprendre des vêtements de sport portés en ville) avec le «streetnic » (de « street » [ « rue »] et de [« technic »]), des vêtements de tous les jours à haute valeur ajoutée technique. En 2014, Net-A-Porter lançait Net-A-Sporter, un espace réservé aux vêtements de sport de luxe. Avec des marques de niche haut de gamme comme LNDR, P.E Nation ou Lucas

Hugh, « les matières se sophistiqu­ent (Néoprène, cuir stretch ultra-fin ou twill de coton) et les coutures disparaiss­ent. Les jambes semblent sculptées, ce qui est très flatteur pour la silhouette », détaille Lisa Aiken, fashion director de Net-A-Porter. « Le nouveau luxe n’est plus un luxe de l’objet mais de la personne. L’athleisure est le signe d’un contrôle de l’individu sur son corps, d’un éloge constant de la discipline qui se répercute sur toutes les sphères de sa vie (l’alimentati­on, la santé, le rapport au temps), qui accroît son sentiment de puissance », commente Marie Schiele.

LE MOI AMÉLIORÉ, NOUVEL OBJET DE LUXE

CULTIVER SON BIEN-ÊTRE, EXPOSER UN CORPS SAIN : la tendance du clean living est en marche. La stratégie d’acquisitio­n de LVMH est révélatric­e de ces nouveaux étendards du luxe. En octobre 2016, le groupe acquiert 80% de Rimowa, poids lourd des valises haut de gamme ; deux mois plus tard, le fonds L Catterton, appartenan­t en partie à LVMH, devient propriétai­re majoritair­e de Pinarello, entreprise italienne de vélos de luxe ; en mars 2017, le même fonds investit dans la marque de cosmétique­s à base de probiotiqu­es Tula. « Les marques de luxe sont à la recherche d’autres catégories de produits, c’est un jeu tactique pour conquérir des parts de marché », commente Fflur Roberts. Net-A-Porter a lancé en 2013 un espace réservé à la beauté, autour de onze marques. Aujourd’hui, elle en distribue cent-quatreving­t-dix, dont quatorze spécialisé­es dans le bien-être et la santé, telles que Moon Juice (boissons drainantes à base de kale, coriandre, spiruline bleue, ashwagandh­a, baies de schisandra et tocotriéno­ls) ou The Super Elixir (complément­s alimentair­es à base d’orge, d’herbes chinoises, de feuilles de pissenlit, de baies de goji ou de champignon­s maitake). « Avec ce luxe invisible, le corps est ce nouveau sac, cette nouvelle enveloppe que l’on comble de soins, décrypte Marie Schiele. Rien n’est écarté du contrôle de l’individu, et cela conduit à une réificatio­n du corps. Vivre à l’inverse serait accepter ses limites. »

UN ESPRIT SAIN, UN AILLEURS SAIN

Ils pourraient passer leurs vacances dans la villa d’une île paradisiaq­ue, mais leurs voyages prennent l’allure d’expédition­s scientifiq­ues. Privatisat­ions de guides pour partir à la découverte de zones sauvages, treks naturalist­es accompagné­s de spécialist­es de la faune et de la flore, ou périples archéologi­ques. Certaines équipées se doublent parfois d’une retraite spirituell­e. La Pensée Sauvage propose ainsi des semaines de cure détox avec jeûne ou monodiète, accompagné­es de séances de méditation à Ibiza ou dans les contrefort­s du Vercors. En Chine, cette tendance se développe également. « En 2017, le luxe chinois se caractéris­e par des concepts liés au green, aux religions, au yoga : cela sous-entend que l’on a déjà comblé les besoins matériels pour se soucier de l’âme », analyse Marylise Hebrard, philosophe et sinologue. « Les plus fortunés viennent se ressourcer dans la province du Yunnan, où il y a des zones sauvages et plus de vingt-cinq minorités différente­s vêtues en habits traditionn­els. C’est une province encore protégée de la pollution », explique la Chinoise Rui Xu, propriétai­re de deux concept-stores à Kunming, capitale du Yunnan. Un peu partout en Chine, on trouve des lieux luxueux de mise au vert, comme l’hôtel Naked Stables, à Hangzhou, composé de petites habitation­s en toit de chaume nichées dans la forêt. « Le vrai luxe, c’est d’arriver à être dans l’instant présent, ni dans le passé ni dans le futur », indique Alexandra Senes, faisant référence au concept de la mindfulnes­s, une méthode de méditation appelée « pleine conscience en français ». Et si l’enjeu du luxe de demain était de nous faire durer, nous-mêmes, comme il a su faire durer les objets : délicateme­nt patinés par le temps, sans heurts et sans scories, loin des secousses et des compressio­ns du monde moderne ?

Le vrai luxe, c’est d’arriver à être dans l’instant p résent...

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France