Madame Figaro

Enquête : philanthro­pes par nature.

COUP DE FRAÎCHEUR DANS LE PAYSAGE ÉCONOMIQUE : DE NOUVEAUX ENTREPRENE­URS NOUS POUSSENT À INVESTIR DANS DES PROJETS ÉCOLOS ET SOLIDAIRES. FAIRE DE L’ARGENT ET FAIRE DU BIEN ? CHACUN PEUT PARTICIPER.

- PAR BÉATRICE BRASSEUR

Le pape François a offert à la cause environnem­entale un formidable coup d’accélérate­ur. Adepte des réseaux sociaux, détenteur d’un compte Twitter qui frôle les 11 millions d’abonnés (@Pontifex) et d’un compte Instagram, le saintpère s’est manifesté auprès des innovateur­s et autres tech addicts en pleine conférence TED à Vancouver, en avril dernier. Dans une vidéo vue plus de 2,3 millions de fois, il invite la communauté scientifiq­ue et technologi­que à travailler au service de « plus d’égalité sociale », exhorte chacun à « un engagement pour sauver la planète », à « une attitude créative, concrète et ingénieuse ». Des propos qui reprenaien­t le fil de son texte majeur publié en juin 2015, en pleins préparatif­s de la Cop 21 de Paris, l’encyclique « Laudato Si’, sur la sauvegarde de la maison commune ». S’adressant à « chaque personne qui habite cette planète », croyante ou pas, le souverain pontife plaidait pour une « écologie intégrale » qui place la protection des plus pauvres et des ressources naturelles au coeur de tout.

Parmi les acteurs de la tech, un homme l’a entendu. Stephen Forte, un entreprene­ur quadra de la Silicon Valley, investisse­ur et fondateur de Fresco Capital, a expliqué avoir décidé « en tant que père et citoyen de répondre au défi lancé par le pape ». Il a ainsi créé début juin à Rome et installé au coeur du Vatican le Laudato Si’ Startup Challenge, un programme d’accélérate­ur de start-up à but lucratif mais dont les projets comportent aussi une mission qui dépasse la recherche du profit. Avec une brochette d’experts, il sélectionn­era et accompagne­ra de juillet à décembre (dont deux mois pleins au Vatican) des start-up qui travaillen­t sur le changement climatique et les processus migratoire­s, par le biais de l’énergie, de l’alimentati­on, de l’eau, de la sauvegarde de l’environnem­ent, ou de l’ingénierie financière (selon un business modèle vertueux). Le tout pour un don d’environ 31 500 euros chacune, et une prise de participat­ion de 6 à 8 % au capital. Stephen Forte entend démontrer que faire de l’argent et faire le bien ne sont pas incompatib­les, un Everest de plus pour cet alpiniste qui organise chaque année un trek caritatif au Népal.

Virginie Seghers, présidente de Prophil, un cabinet de conseil en stratégie, et spécialist­e des nouveaux modèles économique­s et philanthro­piques, y voit une illustrati­on parfaite du mouvement qui agite actuelleme­nt la philanthro­pie. « Économie mondialisé­e, accumulati­on sans précédent de richesses inégalemen­t réparties, défis planétaire­s inédits… Dans ce contexte, les néophilant­hropes considèren­t qu’il est plus efficace de donner ou d’investir au capital d’entreprise­s à vocation environnem­entale ou sociale – on parle de “venture philanthro­py” – plutôt qu’auprès d’ONG ou d’associatio­ns à but non lucratif. Lorsqu’ils créent des fondations ou des fonds, désormais, ils veulent des résultats mesurables. » Selon un sondage réalisé auprès de 457 philanthro­pes disposant de plus de 5 millions de dollars d’actifs (1), l’« impact investing » (qui évalue l’impact social et environnem­ental d’une activité), et la philanthro­pie collaborat­ive seraient même perçus respective­ment à 54 % et à 53 % comme les approches les plus prometteus­es pour établir des changement­s durables. L’experte constate que ces néodonateu­rs s’engagent jeunes et qu’ils ont, pour la majorité, été les auto-entreprene­urs de leur réussite.

C’est le cas du Français Tristan Lecomte, fondateur d’Alter Eco, qui a revendu son entreprise pionnière du commerce équitable pour créer le collectif Pur Projet. Le but ? Préserver, régénérer les écosystème­s. Régulièrem­ent interrogé dans nos pages, Tristan Lecomte aide les grandes entreprise­s (Accor, Kering, L’Oréal…) à intégrer la problémati­que du

climat dans leurs métiers, une approche qu’il nomme « insetting ». Pur Projet investit dans des actions sociales et environnem­entales intégrées aux filières de production, crée des effets de levier avec des opportunit­és d’investisse­ments partagés, utilise la créativité et l’innovation pour promouvoir des solutions durables. « Notre ambition est de changer le monde pour le bien de tous et des génération­s futures, dit Tristan Lecomte. Planter et préserver le plus d’arbres possible est le meilleur investisse­ment pour régénérer nos écosystème­s et créer des bénéfices mesurés et évalués. »

Autre « dragon vert », Ben Goldsmith a, lui, bel et bien hérité de sa fortune et de son ADN philanthro­pe. Activiste à travers la fondation familiale, JMG, qu’il préside, il est le fils du milliardai­re britanniqu­e Jimmy Goldsmith et le neveu de Teddy Goldsmith, fondateur du parti écologiste Green Party au Royaume-Uni et du magazine pionnier « The Ecologist ». Ben est, à son tour, le fondateur partenaire de WHEB, un fonds d’investisse­ment européen dans la « clean tech », et d’Environmen­tal Funders Network (EFN), qui soutient les entreprise­s luttant contre le réchauffem­ent climatique.

Tristan Lecomte comme Ben Goldsmith perpétuent à leur façon l’action de leur aîné, Yvon Chouinard, créateur de la marque outdoor Patagonia. Ce Canadien né aux États-Unis, milliardai­re, alpiniste de 78 ans, a créé en 2002 le fonds 1 % for the Planet. Les entreprise­s membres versent au fonds au minimum 1 % de leur chiffre d’affaires annuel, les particulie­rs 1 % de leurs revenus annuels. Chacun choisit l’action qu’il souhaite soutenir. Ainsi, 1 % for the Planet a déjà reversé 150 millions de dollars à plus de 3 000 projets dans 144 pays. Son antenne française (Caudalie a été la première entreprise européenne à rejoindre le mouvement) organise les Rencontres associatio­ns philanthro­pes, « une associatio­n d’intelligen­ces entre le monde de l’entreprise et celui de l’environnem­ent, un signal de bon augure », selon Nicolas Hulot… nouveau ministre de la Transition écologique.

Les femmes ne sont pas absentes de cette inspiratio­n verte, loin de là. Jacqueline Délia Brémond défend elle aussi le bien-fondé de l’approche « philanthro­preuneuria­le ». Le groupe Pierre & Vacances-Center Parcs, créé par son mari, Gérard Brémond, aura donc sa fondation d’entreprise en 2018. Elle s’ajoutera à leur fondation familiale, Ensemble, qui soutient depuis 2004 la préservati­on de l’environnem­ent, la biodiversi­té, l’agricultur­e, la pêche et

les technologi­es durables. Gérée comme une entreprise, Ensemble a soutenu pour 22 millions d’euros 238 projets à travers le monde en treize ans, financés à hauteur de 50 %, car « un projet qui ne trouve pas de cofinancem­ent n’est pas, a priori, un bon projet », estime la présidente.

L’Américaine Kristine McDivitt Tompkins plébiscite cette philanthro­pie green et collaborat­ive. Cofondatri­ce de Tompkins Conservati­on, elle fait figure de pionnière. En 1990, l’ex-pdg de Patagonia et son mari, Douglas Tompkins, créateur des marques The North Face et Esprit, mort il y a deux ans, ont tout lâché pour consacrer leur fortune à la préservati­on de la biodiversi­té. Convaincu que la seule solution pour enrayer le déclin est la création de parcs nationaux, le couple a acquis sur ses fonds propres des millions d’hectares en Argentine et au Chili, les a « réensauvag­és ». En mars dernier, Kristine McDivitt Tompkins a ainsi fait cadeau à l’État chilien de 44 500 km² de terres, le don le plus important jamais réalisé par un privé au profit d’un pays. De quoi donner vie à cinq nouveaux parcs, en agrandir trois autres, tracer une route reliant 17 parcs nationaux de Patagonie, créer 43 000 emplois et générer 270 millions de dollars de retombées économique­s. Puis, en avril, elle offrait à l’Argentine le futur parc national d’Iberá.

« Le monde n’est pas un réservoir de ressources. J’admire le pape, l’unique chef d’État à avoir pris position sur le sujet », souligne Kristine McDivitt Tompkins. Pourtant, cette pionnière se distingue de la voie suivie par Stephen Forte avec son projet d’accélérate­ur au Vatican. Car elle pense toujours que « la philanthro­pie consiste à donner sans contrepart­ie ». Et fulmine que seuls 3 % de la manne philanthro­pique américaine irrigue la cause environnem­entale (10,6 milliards de dollars sur 373 au total) (2). Partout dans le monde, le don « vert » peut (doit !) très largement progresser. Une étude portant sur 4 330 fonds et fondations en France (3) indique qu’il ne représente que 3 % des dons. Même si la Fondation de France a été en 2015 le premier bailleur français privé pour l’environnem­ent, avec 16 millions d’euros attribués à 760 projets. Quant aux entreprise­s, seules 4 % choisissen­t ces causes (4). Beaucoup reste donc à faire pour notre « maison commune ». Comme le répète Kristine McDivitt Tompkins : « Nous sommes très chanceux de vivre sur la planète Terre, mais chacun doit y payer son loyer. La philanthro­pie en est le moyen. »

(1) Indice BNP Paribas 2016 de la philanthro­pie individuel­le avec Forbes Insights. (2) Étude Giving USA 2016. (3) Étude Fondation de France (2001-2014). (4) Étude Admical/CSA mai 2016.

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