LES FEUX DE L’AMOUR
Au fil de l’été, un auteur évoque un épisode du Festival de Cannes, dont le parfum de scandale flotte encore dans nos mémoires. Cette semaine, c’est Marie Darrieussecq qui nous ramène “Sous le soleil de Satan” exactement. Année 1987 : Maurice Pialat, le t
EN 1987, MON PREMIER AMOUR s’appelait Baptiste et il était scénariste. Il avait dix ans de plus que moi, et il avait participé à un film qui venait d’être sélectionné à Cannes. Un premier film. Un budget minuscule. Un miracle. J’avais passé mon bac l’année d’avant, et j’étais en hypokhâgne à Bordeaux. Cannes ; je voulais venir. Baptiste n’y avait pas pensé. Ça supposait que je sèche les cours. Ses copains le charriaient : il sortait avec une fille qui a encore des devoirs à faire, comme Woody Allen dans « Manhattan ». En 1987, Bordeaux-Cannes par le train prenait une quinzaine d’heures, avec plusieurs changements. Je traversai le sud de la France d’ouest en est. Je découvrais. De l’océan à la mer, l’influence atlantique devenait méditerranéenne par paliers, par vignes, par cyprès, par oliviers. Les champs jaunissaient et se couvraient de rocailles. Moi, je suis de Biarritz. Cannes et Biarritz ont rivalisé pour créer un festival de cinéma qui, en 1938, devait concurrencer la Mostra de Venise de l’Italie fasciste. Cannes, in extremis, avait surenchéri sur Biarritz ; et ma petite ville était restée une petite ville, alors que Cannes chaque année devenait le centre du monde. J’étais jalouse. Ça commençait sous ce signe, Cannes : la jalousie. Je venais voir cette ville brillante qui avait ravi la lumière à Biarritz. Mais quand je sonnai à l’appartement dont Baptiste m’avait donné l’adresse, pas très loin de la gare, rue des Mimosas, au-dessus d’un bar PMU, personne ne m’ouvrit. En 1987, il n’y avait pas de téléphone portable. Je me mis à marcher dans Cannes en traînant ma valise. Au bout d’un temps, je trouvai la mer. Elle était plate. Les rues n’étaient qu’embouteillage. Il y avait beaucoup de palmiers et beaucoup, beaucoup de monde. Le soleil tapait comme il ne tape jamais à Biarritz : sec, brûlant. Aucun filtre de vapeur ne semblait naître des montagnes. Je transpirais et je n’étais pas habillée comme il fallait. Je naviguais à vue avec ma valise entre les passants.
Des attroupements se formaient, avec des cris. Puis se défaisaient. On croyait sans doute voir apparaître une star. Moi, je cherchais Baptiste. Je retournai à l’appartement. Cette fois, on m’ouvrit. « La copine de Baptiste ? » Deux types fumaient en me regardant avec perplexité. L’appartement était un deux-pièces encombré de vêtements, de matelas gonflables, de bouteilles. Je rêvais d’une douche, mais, dans la baignoire, enfoui dans un sac de couchage, dormait un troisième type que je reconnus pour être le chef opérateur. Il ouvrit un oeil. Quelle heure était-il ? Il bondit nu hors de son sac. Ils allaient être en retard. Les trois types sortirent. J’étais seule dans cet appartement, sans la clé, au Festival de Cannes. Je repérai où dormait Baptiste à quelques affaires familières – son Walkman et ses cassettes de Joe Jackson, son tee-shirt avec un loup sous la lune. Je m’installai tant bien que mal. Le frigo était vide, sauf deux bières. Dehors la rue pulsait. On entendait de la musique, des voix. Baptiste revint enfin avec le réalisateur et la productrice, Hortense. Ils étaient radieux. Pour tous, c’était leur premier long-métrage, et leur premier Festival. Cannes, Cannes, le mot s’ouvrait sans cesse dans leur bouche. Puis apparut Magali, la monteuse, que je connaissais et qui me posa gentiment des questions sur mes études. Mais il fallait que tout le monde se change pour la projection, vite. Les trois types du matin revinrent avec le résultat de leurs courses : deux barrettes de haschich, du pastis et des oranges. Baptiste avait loué un smoking Agnès b., 90 francs les trois jours.
Il était beau. J’avais apporté ma plus jolie robe, de chez Naf Naf, coupe princesse. Magali et moi nous serrâmes devant le lavabo de la salle de bains, entre les verres et les serviettes en boule, pour nous maquiller dans le miroir. La productrice était déjà prête parce qu’elle logeait à l’hôtel, elle, ainsi que le réalisateur. Ça n’avait pas été possible pour le reste de l’équipe. C’était une toute petite production : elle s’excusait presque. « On est l’alibi film d’auteur », disait-elle. Elle me regardait avec une sorte d’embarras. « Je m’en fiche, on va monter les marches », disait Baptiste en pressant le mouvement. Monter les marches. Mon coeur battait. La limousine (ce mot aussi glissait avec délice dans leur bouche), la limousine en bas n’était prévue que pour trois : le réalisateur, la productrice et, apparemment, le scénariste. Baptiste tenait le sac à main d’Hortense pendant qu’elle s’installait à bord. Il monta à son tour, j’allai pour l’embrasser, mais la portière se ferma. Alors je suivis le mouvement des autres, ceux qui allaient à pied au palais du Festival. Je faillis perdre dans la cohue ce joyeux groupe de trentenaires, l’avenir du cinéma français. Des barrières en métal s’accumulaient devant moi, des passages de plus en plus étroits. On me demanda une invitation. Je n’en avais pas. Un carton ? Un nom ? Je dis le nom de Baptiste et celui du réalisateur. Un mouvement de foule, et je perdis tout à fait le groupe. Puis je vis Magali, la monteuse. Elle revenait gentiment me chercher. Mais non, je n’allais pas monter les marches, « Tu es mignonne ! » Déjà beau qu’elle arrive à me faire entrer. On monta des marches intérieures toutes bêtes, des portes lambda, foule partout, hôtesses, et soudain la salle. Elle était gigantesque. Magali descendit vers les rangs du devant. Une voix énorme disait des noms, et des visages énormes apparaissaient sur l’écran : c’étaient les gens qui entraient par les bonnes marches et par la bonne porte. Je suivis une hôtesse, les sièges portaient des noms qui n’étaient jamais le mien, je remontai, j’errai entre les sièges et les gens, je trouvai enfin à m’asseoir tout en haut. Le visage énorme de Baptiste apparut sur l’écran, la voix dit son nom, il tenait le bras de la productrice, son nom à elle éclata aussi : Hortense Machin Chose. La caméra les suivit quelques secondes. Il se penchait sur elle et lui disait des choses dans le cou, elle riait. Je vis mal le film.
Je l’avais déjà vu, je savais qu’il méritait d’être là, je connaissais par coeur son scénario dont j’avais suivi la genèse, mais je ne parvenais pas à me concentrer. Applaudissements. J’applaudis. Je me glissai à la suite de l’équipe, on allait en haut, vers les terrasses, conférence call, cocktail, photographes… Je vous parle d’un temps, 1987, où l’on pouvait se faufiler dans l’ancien palais des Festivals, où les contrôles ne sont pas ce qu’ils sont devenus, où les « mitraillages de toutes parts », comme disait Bernard Rapp à la télévision, n’étaient que ceux des flashs. Où l’on ne pouvait guère imaginer que les palmiers de la Côte d’Azur puissent ombrager le sang d’un attentat. Je trottais derrière tout le monde. L’unique coupe de champagne que je bus me tourna considérablement la tête. Ma robe n’était pas la bonne, mais je sentais bien que ce n’était pas la question. J’avais dix-huit ans et je séchais l’école et Baptiste ne me regardait plus. Il était à Cannes et tout le monde vantait son scénario et il apportait du champagne à Hortense. Plus tard, après avoir dormi plusieurs nuits seule dans un sac de couchage, je décidai de rentrer à Bordeaux.
Au bar PMU de la rue des Mimosas, je vis Yves Montand, Catherine Deneuve, Carole Bouquet et Christophe Lambert. C’était les informations à la télévision. On retransmettait la Palme d’or. Yves Montand disait que c’était Maurice Pialat, et les huées de la salle dominaient les applaudissements. Et Catherine Deneuve, superbe malgré une affreuse robe à fleurs roses et vertes, réclamait le silence et le respect. Elle déclarait son amour pour l’intelligence de Pialat, et les huées reprenaient. Et quand enfin Pialat parlait, il disait : « Je ne vais pas faillir à ma réputation. Je suis surtout content ce soir pour les sifflets que vous m’adressez. Si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus. » Et il levait le poing. Un peu plus tard dans la soirée, Depardieu, qui jouait un curé dans son film « Sous le soleil de Satan », Depardieu disait d’un air très doux que lui, il aurait préféré que Pialat les aime tous, les siffleurs comme les applaudisseurs. Je regardais la télévision seule dans mon bar PMU avec mon pauvre chagrin d’amour, et je me souvenais que Cannes ne vivait que parce que des gens comme Depardieu, et Pialat, et Deneuve, et Baptiste, et Magali, et Hortense aussi, allez, je me souvenais que Cannes n’existait que parce que eux faisaient des films. Cannes n’existait que sur leur foi énorme dans le cinéma. Cannes n’existait que par ces créateurs, leur force, leur colère, leur vision, leur entêtement, leur audace, leur douceur, leur coeur, leurs nerfs. Je repris ma vie et j’écrivis mes livres.