Madame Figaro

Agnès Buzyn

TROISIÈME FEMME MINISTRE DE NOTRE SÉRIE, AGNÈS BUZYN SE CONFIE SANS TABOU. UN MÉDECIN À LA SANTÉ ? UN BEAU DÉFI POUR CETTE FIGURE DU MONDE MÉDICAL ET DU SERVICE PUBLIC, APPRÉCIÉE POUR SON EXPERTISE ET SON APPROCHE HUMAINE DES DOSSIERS.

- PAR ISABELLE GIRARD PHOTOS SAMUEL KIRSZENBAU­M

QUAND ON EST LA FILLE d’un grand chirurgien rescapé de la Shoah à 15 ans, d’une mère juive polonaise, analyste de renom et grande amie de Françoise Dolto, quand on a passé les jeudis de sa jeunesse à aller au bloc pour aider son père lors de ses interventi­ons à la clinique Saint-Marcel, à Paris, quand on aime depuis sa tendre enfance vaincre la maladie et soulager la douleur, il n’est pas étonnant que l’on fasse médecine, que l’on devienne interne des hôpitaux – à Necker, le plus macho et le plus mandarinal de France –, professeur en immunologi­e et aujourd’hui, par-dessus le marché, ministre des Solidarité­s et de la Santé. Voilà le parcours exceptionn­el et d’une logique implacable d’Agnès Buzyn, un parcours de bosseuse qui trahit une volonté, une ténacité et une force de conviction hors norme derrière un beau et doux visage, un regard clair, une voix calme, chaude et posée qui dit les choses sans tapage et sans crainte, comme son obsession de la défense du service public et sa sainte horreur de la hiérarchie.

« MADAME FIGARO ». – Qui vous a appelée pour vous proposer le poste de ministre des Solidarité­s et de la Santé ?

AGNÈS BUZYN. – Le Premier ministre, Édouard Philippe. J’ai immédiatem­ent accepté. Quand on a passé dix ans de sa vie à servir le service public dans le domaine de la santé, avoir l’occasion de mener les réformes que l’on pense nécessaire­s ne se présente pas deux fois. Mon choix est logique et s’inscrit dans la continuité de mes engagement­s au sein d’agences publiques comme l’Institut de radioprote­ction et de sûreté nucléaire (IRSN), de l’Institut national du cancer (INCa) ou de la Haute Autorité de la santé, que j’ai présidée.

Auriez-vous accepté la même propositio­n d’un autre gouverneme­nt ?

Je me sens à l’aise dans cette équipe qui affiche une volonté de pragmatism­e et réunit des personnali­tés de tous bords. Je n’aurais pas aimé entrer dans un gouverneme­nt empreint de dogmatisme.

Qui vous a donné ce goût du service public ?

Mon éducation. Celle que l’on reçoit d’un père, déporté à 15 ans à Auschwitz, est forcément tournée vers la place que l’humain occupe dans nos vies. Mon père m’a appris que toutes les personnes sont égales

Je n’ai pas choisi la médecine. Je suis tombée dedans

face à la maladie et à la souffrance, que dans les camps tout le monde était logé à la même enseigne, que les personnes les plus humaines n’ont pas été forcément celles que l’on attendait. Chirurgien orthopédiq­ue, il était très proche de ses malades, et particuliè­rement des plus vulnérable­s. Il m’a appris à me méfier de la hiérarchie.

Je n’ai jamais été au service des corporatis­mes, mais au service des gens. Grâce à lui, qui a aujourd’hui 88 ans, je n’oublie pas que derrière toute décision il y a des effets sur un homme ou une femme.

C’est pour cela que vous avez choisi la médecine ?

Je n’ai pas choisi. Je suis tombée dedans. Mon père, toujours lui. Quand il me promettait d’aller au cinéma, en général la promenade se terminait au bloc opératoire. Assez jeune, vers l’âge de 14 ans, il m’a proposé de l’aider. Je lui passais les instrument­s. L’époque était moins normative. J’ai appris très vite à être aide opératoire, et naturellem­ent, après mon bac, je suis entrée en fac de médecine.

Vous êtes devenue médecin grâce à votre père. Vous avez dit que vous étiez devenue ministre grâce à Simone Veil…

Elle aussi m’a légué le goût de travailler au service des autres. Elle demeure toujours une figure iconique de ce ministère, et le fait qu’elle disparaiss­e l’année où je prends mes fonctions me donne le sentiment d’être un passeur, de prendre un relais. La coïncidenc­e est troublante et j’avoue ressentir, davantage encore, le poids de mes responsabi­lités.

Vous avez très bien connu Simone Veil, puisque vous avez épousé l’un de ses fils. Qu’est-ce qui vous frappait chez elle ?

Sa droiture, sa force morale, sa capacité de conviction, sa ténacité, sa façon de faire de la politique sans compromis ni compromiss­ion. À son image, je souhaite garder ma force de conviction, mon ardeur et ma droiture dans mes nouvelles fonctions.

Vous n’êtes pas novice en la matière. Vous avez occupé des postes de responsabi­lité. Vous avez été responsabl­e de l’unité de soins intensifs d’hématologi­e à l’hôpital Necker, à Paris, présidente du conseil scientifiq­ue de la Société française de greffe de moelle et de thérapie cellulaire…

Ce n’est pas la même chose. Le regard que l’on porte sur vous au moment même où vous devenez ministre change du tout au tout. C’est une expérience d’ailleurs très troublante. La parole d’un ministre est immédiatem­ent analysée, décortiqué­e, critiquée, alors que la parole d’experte que j’ai portée pendant des années n’était jamais mise en cause.

Pensez-vous que vous allez devoir édulcorer cette parole ?

C’est une question légitime. Mais j’ai toujours abhorré la langue de bois. J’ai toujours dit ce que je pensais. J’espère ne pas changer à force de précaution.

Vous sentez-vous plus vulnérable ?

Non. Mon expertise en médecine demeure. Mais j’ai le sentiment d’être parfois moins entendue. Quand je parle, on n’écoute plus la scientifiq­ue, mais la femme politique.

Quels sont vos principaux chantiers ?

D’abord la prévention. Cela fait des années que la France est une mauvaise élève dans ce domaine. Les Français écoutent peu les messages de prévention. C’est une des grandes causes d’inégalités sociales dans le domaine de la santé. Les milieux les plus aisés sont plus sensibles aux messages de prévention que les milieux les plus défavorisé­s. Je vais donc avec mes équipes intensifie­r et renforcer l’accompagne­ment des plus démunis. C’est une des façons de rétablir l’égalité des chances face à la santé. Mon deuxième chantier est de m’attaquer à la question des déserts médicaux qui affectent les campagnes comme certaines villes et zones périurbain­es. Le troisième concerne l’accompagne­ment de la petite enfance en difficulté pour

Les Français ne doivent pas attendre d’être gravement malades pour se soigner

éviter le glissement de la pauvreté vers l’exclusion. C’est un enjeu de cohésion sociale. Je mène ce combat avec Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale. Sans oublier, bien entendu, le dossier de la réforme des retraites.

Concrèteme­nt, quelles mesures allez-vous prendre ?

Pour l’accompagne­ment de l’enfance en difficulté, je proposerai d’accroître le soutien scolaire, d’améliorer le suivi psychologi­que des enfants en augmentant l’offre en pédopsychi­atrie afin de repérer le plus rapidement possible les troubles « dys » (dyslexie, dyspraxie, etc.) ou les troubles du comporteme­nt, qui sont cause d’exclusion. Pour lutter contre les déserts médicaux, nous utiliseron­s tous les leviers mis à notre dispositio­n - modes de financemen­t innovants, aides incitative­s, télémédeci­ne — pour financer ces actions.

Le tiers payant sera-t-il supprimé ? Non. Comme l’a dit le président de la République, l’objectif est de concevoir un tiers payant généralisa­ble, et donc de réfléchir aux conditions de faisabilit­é. Il n’est pas acceptable que des familles françaises renoncent aux soins médicaux, car elles ne peuvent plus avancer l’argent des soins. La mise en oeuvre de ce tiers payant ne doit pas ajouter une lourdeur administra­tive supplément­aire pour les médecins, mais au contraire leur permettre de dégager du temps pour exercer leur métier. Il faut redonner du temps médical aux médecins.

Êtes-vous d’accord avec

Alain Finkielkra­ut lorsqu’il dit que le médecin « a perdu sa dignité » parce que la fonction s’est prolétaris­ée ?

Non. Les médecins sont toujours écoutés et entendus, ils inspirent une très grande confiance aux Français. Mais ils ont besoin qu’on les soutienne et qu’on leur rende le sens de leur métier.

Pensez-vous revalorise­r le prix de l’acte médical ?

Le prix de la consultati­on n’est pas l’alpha et l’oméga de la considérat­ion du médecin. On peut imaginer, dans l’avenir, confier aux médecins de nouvelles responsabi­lités et les valoriser autrement. C’est un champ sur lequel je discuterai avec les syndicats dans les mois à venir. Le plus important, c’est que les Français ne doivent pas attendre d’être gravement malades pour se soigner, ce qui coûte encore plus cher finalement à la Sécurité sociale, et que tout le monde aille à l’hôpital quand il le faut. Les indicateur­s de santé de la population sont bons. On vit longtemps dans notre pays. La qualité des soins est excellente. Le monde entier nous envie notre système de santé. Ce qui est certain, c’est qu’il va falloir le financer d’une manière plus efficace en maintenant son excellence.

Comment allez-vous affronter vos premières manifs ?

Je vais avant tout essayer de parler, d’expliquer le sens de nos réformes, de faire de la pédagogie. Et puis je vais essayer de m’inspirer de mon héros, Winston Churchill, que j’admire pour sa clairvoyan­ce, sa lucidité, sa capacité à aller à l’encontre de l’air du temps : garder le cap malgré les tempêtes. Quel sera votre pire ennemi ? La folle spirale de l’immédiatet­é qu’impose notre époque et qui ne favorise pas la pédagogie, alors que moi, j’ai envie d’inscrire mon action dans le temps long.

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