Madame Figaro

PORTRAIT Robin Campillo

IL SIGNE L’OEUVRE COUP-DE-POING QUI A BOULEVERSÉ LE FESTIVAL DE CANNES. “120 BATTEMENTS PAR MINUTE” RETRACE LE COMBAT D’ACT UP POUR BRISER LE SILENCE QUI ENTOURE LE SIDA DANS LES ANNÉES 1990. UN FILM-FLEUVE, PORTRAIT INTIME ET COLLECTIF D’UNE GÉNÉRATION.

- PAR MARGAUX DESTRAY

IL Y A QUELQUE CHOSE DE JUSTE ET DE BEAU à voir Robin Campillo, 54 ans, rencontrer le succès avec un de ces films qui laissent au coeur du spectateur une trace indélébile. Discret, il n’aime ni le tapage ni les photos, doué de ce sens du collectif acquis à Act Up, l’associatio­n de lutte contre le sida fondée en 1987, où il milita. Il monte et coécrit les films de ses copains, comme Laurent Cantet, tout en réalisant les siens. Auteur passionnan­t mais confidenti­el – il a tourné « les Revenants », matrice de la série du même nom –, il signe enfin la fresque qu’on attendait de lui. « 120 Battements par minute » *, Grand Prix du jury au dernier Festival de Cannes et course contre la montre d’une génération fauchée par le sida : la sienne. Entre prises de parole des membres d’Act Up dans les AG, histoire d’amour sensuelle entre deux garçons (l’un, Sean, a déjà les symptômes du sarcome de Kaposi, l’autre, Nathan, est séronégati­f), scènes suspendues de night-clubbing où les personnage­s se lâchent après leurs actions contre le

monopole de labos réfractair­es à communique­r (ils les bombardent de faux sang), le film affiche un désir de mutation perpétuell­e qui ne cesse de le propulser vers des cimes émotionnel­les.

J’ai longtemps hésité avant de me confronter à ce projet par peur de passer à côté, reconnaît Campillo, gueule patricienn­e et calme olympien. Je craignais de ne pas être techniquem­ent prêt. “Eastern Boys”, mon deuxième long-métrage, qui ne cessait de changer de genre et d’enjeux, m’a aidé à me sentir plus libre. Et puis il s’agissait d’évoquer l’épidémie, et de l’évoquer à travers Act Up, un collectif qui allait avoir son opinion sur ce que je faisais. » Il écrit le scénario avec Philippe Mangeot, président de l’associatio­n à la fin des années 1990. Voit un signe d’encouragem­ent dans le fait de croiser, un soir, dans un bar, Didier Lestrade, cofondateu­r d’Act Up et auteur d’« Act Up, une histoire », un livre que tous les acteurs liront. Et attaque le tournage avec une idée en tête : « Pour moi, “120 Battements par minute” serait un film-fleuve dont les personnage­s avancent ensemble comme des alluvions et se retirent sur la berge lorsque la maladie les rattrape, à l’image de Sean, pour regarder passer ce fleuve. J’avais envie de montrer leur groupe comme un seul corps, puisqu’en se battant pendant dix ans contre une maladie qui a touché aveuglémen­t tous les milieux sociaux et tous les sexes, les membres d’Act Up ont précisémen­t eu le seul choix de faire corps. Le travail à l’associatio­n devient toute leur vie. Sans lui, ils ne se seraient jamais rencontrés, pour eux ; l’extérieur n’existe plus. »

Le film « 120 Battements par minute » commence en coulisses avant un de ces happenings qu’utilise l’associatio­n pour mobiliser une opinion inerte : comme si le mouvement entrait dans la lumière. « Colloques, réunions d’assureurs, classes d’école, les militants faisaient irruption sur ce qui n’était ni plus ni moins que des scènes de théâtre et imposaient littéralem­ent l’épidémie aux gens », explique Campillo. Le film jette ensuite de force le spectateur dans l’effervesce­nce d’un amphi pour une AG sur ces modes d’action qui parfois divisent, un apprentiss­age de la démocratie que le réalisateu­r tourne à trois caméras. « Pendant les prises de parole, mon intention était de ne pas hésiter à perdre le public de temps en temps, analyse le réalisateu­r, de retrouver la musique des voix de l’époque, une volonté que j’ai eue dès le casting. Je suis entré à Act Up pour deux raisons : j’éprouvais de la colère, il me semblait qu’à cause du sida j’étais passé à côté de ma jeunesse. Et puis ce mouvement politique minoritair­e m’intriguait. On n’y trouvait pas de gentils gays mais des homos en apparence agressifs. Je me suis vite aperçu que malgré une situation atroce – comment peut-on mourir aussi jeune ? – le groupe avait quelque chose de joyeux. Il maniait l’humour, l’autodérisi­on, la mauvaise foi, le sarcasme. Comme Sean, le radical, qui à force de rhétorique change la perception qu’ont les autres d’une action jugée ratée. À l’époque, Internet n’existait pas. Avant d’affronter les politiques et les labos, il fallait nous confronter, nous. Et cette confrontat­ion permanente produisait de l’intelligen­ce. Les contaminat­ions augmentaie­nt chaque année. Personne ne voulait parler de prévention. Cette urgence me rappelle le combat des femmes pour l’avortement – ma mère a avorté deux fois –, autour duquel régnait aussi un silence absolu. Le “Manifeste des 343 salopes” procédait d’un même souci de visibilité. »

Peu à peu, du collectif composé de gays, d’hétéros, de séropos, de toxicos, de trans et de transfusés émergent des personnali­tés incarnées par des acteurs emballants (Antoine Reinartz, Aloïse Sauvage, Adèle Haenel…). « La mayonnaise a pris très vite. On a entamé les répétition­s, ils sont allés boire des pots et ont créé ce groupe, dont visiblemen­t je ne faisais pas partie », lâche Campillo dans un rire. Parmi eux, Nahuel Pérez Biscayart (Sean, la grande gueule), dont le jeu baroque contraste avec celui d’Arnaud Valois (son amoureux). La séquence qui les unit après une soirée dans un club en impose. « Je déteste qu’au cinéma le sexe soit performati­f, précise Robin Capillo, j’aime en revanche qu’il nous fasse découvrir un continent. Les deux garçons ne sont pas seuls, les amants de leur passé s’invitent, on sent encore l’odeur de la cigarette sur eux. C’est un temps à part, comme les inserts de scènes dansées. Je savais que ceux-ci feraient du bien au spectateur comme aux héros du film. Les membres d’Act Up aimaient danser, faire l’amour, prendre du plaisir. Le dernier de ces flashs – où Sean, malade, se sent si fatigué – ressemble à du gospel, c’est presque une danse de mort. » « 120 Battements par minute » montre aussi une Seine rouge de sang, fantasme que l’associatio­n ne parvint jamais à réaliser mais que Campillo lui offre lors d’un rêve de Sean.

Au coude-à-coude avec ce combat pour la survie, les deuils s’enchaînent. Le plus poignant a lieu au coeur de la nuit, dans un appartemen­t : l’estuaire de ce film que Campillo qualifie de fleuve. Il faut alors habiller un mort. « Il m’est arrivé de le faire dans la vraie vie, mais il est beaucoup plus difficile de le représente­r », avoue le cinéaste. Il trouve en la personne de Saadia Bentaïeb, actrice fétiche de Joël Pommerat, une mère bouleversa­nte, et fait revenir le groupe anesthésié, comme si, là aussi, il refaisait corps. « On voit alors à quel point les vies sont parallèles : la mère ne connaît pas les compagnons de lutte de son fils. Ce soir-là, les acteurs sont arrivés les uns après les autres, on a tourné dans la continuité, je les ai laissés se comporter comme ils le désiraient face au mort. Pour moi, ils ont toujours raison puisqu’ils sont les personnage­s. » Campillo dit n’avoir compris son scénario qu’au montage. Il dit aussi que le cinéma, entre avis d’amis et tâtonnemen­ts divers, devrait toujours être mis en crise. Au Festival de Cannes, où le film a ému aux larmes, il a déclaré l’avoir réalisé pour les vivants, ceux que la maladie a précarisés. « Didier Lestrade, ce n’est pas un mystère, est au RSA, rappelle Robin Campillo. Les militants d’Act Up n’ont économisé ni leur temps ni leur sueur, et beaucoup d’entre eux se sont retrouvés orphelins de cette époque. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que la radicalité qui s’exprime sur les réseaux sociaux ne se retrouve ni dans la rue ni dans les urnes. Elle n’a aucune puissance politique. Nous ne nous confronton­s plus assez fort. »

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Robin Campillo (au centre) et ses acteurs “emballants” : Arnaud Valois, Adèle Haenel et Nahuel Pérez Biscayart.
FAIRE CORPS Robin Campillo (au centre) et ses acteurs “emballants” : Arnaud Valois, Adèle Haenel et Nahuel Pérez Biscayart.

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