Madame Figaro

JEAN D’ORMESSON par Amélie Nothomb

“C’EST L’ESPRIT QUI PORTE LE DEUIL”

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JJean d’Ormesson vient de mourir. C’est une contradict­ion dans les termes. Ce n’est pas seulement parce qu’il faisait partie des Immortels. Cet homme était la vie même. Qui aimait la vie plus que Jean d’Ormesson ? Qui la croquait avec d’aussi belles dents, qui la dégustait avec autant de plaisir ? Tout le monde est irremplaça­ble, nous sommes d’accord. Néanmoins, nous sommes certaineme­nt tous d’accord pour trouver que Jean d’Ormesson est encore plus irremplaça­ble que tout le monde. Personne n’a ni n’aura tant de charme et tant de grâce, personne n’a ni n’aura plus jamais une malice de meilleur aloi ni un humour aussi exquis. C’est l’esprit qui porte le deuil ce matin, et pas seulement l’esprit français. La première fois que j’ai rencontré Jean d’Ormesson, j’avais 25 ans – c’était il y a vingt-cinq ans. Très impression­née, j’avais bégayé quelque chose comme : « Mon grandpère vous admire beaucoup. » Il avait répondu du tac au tac : « Oui, désormais, quand une belle jeune femme me parle, c’est pour me dire que son grand-père m’admire beaucoup. » Comme j’étais ringarde !

Les jeunes d’aujourd’hui, tous sans exception, vénèrent Jean d’Ormesson. Je le vénérais aussi, mais je croyais bête de le dire. Aujourd’hui, qu’importe quel jeune de 20 ans parle de Jean d’Ormesson comme il parlerait d’un mélange de Sénèque et de Chateaubri­and.

Par la suite, j’ai eu le privilège de revoir Jean d’Ormesson environ une fois par an, le plus souvent au déjeuner des best-sellers de « l’Express ». Il avait toujours quelque chose de pétillant et d’extrêmemen­t aimable à me dire.

De son oeuvre, plus d’un lettré parlera mieux que moi, mais je le lisais avec bonheur. « La Gloire de l’Empire » : quelle merveille ! « Dieu, sa vie, son oeuvre » : quelle allégresse ! Des livres qu’on lira encore et encore, pour notre plus grande joie.

L’homme, lui, nous manquera indiciblem­ent. Rien ne me console ni ne me consolera, si ce n’est, un peu, ce très beau poème de William Blake :

Je suis debout au bord de la plage.

Un voilier passe dans la brise du matin et part vers l’océan.

Il est la beauté, il est la vie.

Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaiss­e à l’horizon. Quelqu’un à mon côté dit : « Il est parti ! »

Parti ? Vers où ?

Parti de mon regard, c’est tout !

Son mât est toujours aussi haut,

Sa coque a toujours la force de porter sa charge humaine. Sa disparitio­n totale de ma vue est en moi, pas en lui.

Et juste au moment où quelqu’un près de moi dit : « Il est parti ! » Il en est d’autres qui, le voyant poindre à l’horizon et venir vers eux, s’exclament avec joie : « Le voilà ! »

C’est ça, la mort ! […]

Dernier roman paru d’Amélie Nothomb : « Frappe-toi le coeur », éditions Albin Michel.

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