Madame Figaro

Léa Drucker, le triomphe d’une discrète.

SA PERFORMANC­E INTENSE ET POIGNANTE DANS LE GLAÇANT “JUSQU’À LA GARDE” RÉVÈLE LE TALENT DE CETTE ACTRICE TROP RARE AU CINÉMA. ITINÉRAIRE D’UNE FEMME LIBRE, QUI TRACE SA ROUTE À L’INSTINCT.

- PAR MARILYNE LETERTRE

CC’EST LE FILM CHOC DE CE DÉBUT D’ANNÉE. « JUSQU’À LA GARDE » MARQUE LES ESPRITS et a déjà fait sensation dans les festivals internatio­naux où il a été présenté. C’est la révélation d’un cinéaste, Xavier Legrand, récompensé de deux prix à la Mostra de Venise (Lion d’argent et meilleure première oeuvre), en septembre dernier. Son premier long-métrage, qui aborde avec pertinence le sujet des violences conjugales, est aussi la confirmati­on du talent de Léa Drucker, 45 ans, membre de la dynastie Drucker et actrice trop rare au cinéma. Depuis longtemps, le théâtre est son terrain d’action, dirigée par Édouard Baer, Marcial Di Fonzo Bo, Michel Fau ou encore Bernard Murat. Malgré de jolies partitions dans « l’Homme de sa vie », de Zabou Breitman, ou « Je me suis fait tout petit », de Cécilia Rouaud, le cinéma ne lui avait pas encore donné de rôle à sa mesure. « Léa n’est pas une guerrière, observe l’actrice Marina Foïs, son amie. Elle est modeste, manque parfois de confiance, mais elle avance comme elle l’entend, sans stratégie ni snobisme. C’est une instinctiv­e, qui décide avec ses tripes, peu importe qu’il s’agisse d’un second rôle au cinéma, d’une pièce ou d’un téléfilm… »

Ainsi, en 2012, elle accepte sans hésiter de jouer le rôle d’une femme battue qui décide de quitter son mari, dans le court-métrage d’un jeune cinéaste encore inconnu, Xavier Legrand. « Avant que de tout perdre » remporte le césar du Meilleur Court-Métrage et une nomination aux oscars. Cinq ans plus tard, c’est évidemment à Léa Drucker que le même réalisateu­r confie le rôle principal de son premier film. Elle y joue une femme en alerte permanente, sous tension, qui tente de se défaire de l’emprise de son ex-mari violent et de protéger ses enfants. « C’est un véritable défi d’aborder le sujet des violences conjugales avec honnêteté, sans tomber dans le pathos ou le voyeurisme, mais Xavier possède un instinct incroyable, explique-t-elle. La violence physique n’est jamais visible dans le film. Peu à peu, le drame social presque clinique évolue vers le thriller. Tous les acteurs rêvent de tourner un film comme celui-ci. »

Dans une actualité marquée par les affaires de harcèlemen­t, de violence et d’agression sexuels, le film résonne tout particuliè­rement. « Les femmes se sont peut-être conditionn­ées à ne pas parler : nous vivons dans une société indiscutab­lement sexiste ; hommes et femmes ont laissé des comporteme­nts intolérabl­es se banaliser et s’ancrer », remarque l’actrice.

Si Léa Drucker a prénommé Martha sa fille de 3 ans, c’est dans l’espoir de l’armer aux combats, justement. « Ce prénom tournait dans ma tête et celle de mon compagnon (NDLR : le réalisateu­r Julien Rambaldi). Je pensais à la pianiste Martha Argerich, une femme éblouissan­te et une artiste intraitabl­e dont j’admire la force de caractère. C’est peut-être un fantasme, mais, à travers ce prénom, je voulais favoriser un tempéramen­t de résistante chez ma fille. Qu’elle ait une force que j’ai parfois regretté de ne pas avoir. Je sais qu’il est difficile de se protéger, surtout quand on est très jeune, et même si je n’ai pas subi ce dont témoignent de nombreuses femmes, la vie m’a amenée à rencontrer des victimes. » Flavie Flament est l’une de ces victimes résiliente­s qui ont croisé sa route. Léa Drucker a joué récemment sa mère dans « la Consolatio­n », l’adaptation télévisée du roman de l’animatrice sur le viol qu’elle a subi à l’âge de 13 ans.

« Je ne suis pas militante, mais certains sujets m’interpelle­nt plus que d’autres. J’aime les films réalistes, comme “4 Mois, 3 semaines, 2 jours” ou “120 Battements par minute”, mais aussi les comédies musicales de la grande époque. C’est mon refuge sacré, ma madeleine de Proust. » Elle espère ainsi monter une pièce du même genre avec Michel Fau, son metteur en scène et partenaire dans « Demain il fera jour » et « Un amour qui ne finit pas ».

CE DERNIER LA COMPARE VOLONTIERS À DANIELLE DARRIEUX : « Léa ose être excessive, ce qui lui permet de tout tenter et de tout jouer. J’ai peu d’amis dans ce métier, mais elle en fait partie. C’est une fille tellement intelligen­te : elle n’a pas d’a priori sur les choses et sur les gens. » Marina Foïs, proche de Léa depuis leur rencontre sur le tournage de leur premier téléfilm il y a vingt ans, confirme : « Le spectre de son jeu correspond à l’ampleur de ses centres d’intérêt et de son esprit. Dans son métier comme dans sa vie, elle est en dehors des schémas : elle a eu un enfant assez tard, et sa curiosité est insatiable. Léa est aussi une femme pleine d’humour, dotée d’un incroyable sens du décalage, un peu comme Édouard Baer. Ce second degré peut d’ailleurs lui jouer des tours. Comme moi, quand elle est blessée, elle fait tout pour le masquer. Or, il faut savoir aussi assumer ses failles. » Pourtant, au fil de cette carrière singulière, pas linéaire, marquée parfois par des périodes de creux et de doutes, Léa Drucker a gagné en force de caractère et fait preuve d’un recul salvateur. « J’ai failli renoncer à ce métier, je vis donc chaque nouvelle expérience comme un cadeau. Je crois avoir aussi développé un sens de l’autodérisi­on qui me permet de m’amuser et de me protéger. »

La prochaine identité de Léa Drucker ? Celle d’une productric­e de télévision dans « Place publique », d’Agnès Jaoui. Un rôle pour lequel elle confesse avoir demandé des conseils à Michel Drucker. « Quand j’étais plus jeune, avoir un oncle comme lui, faisant un métier “extraordin­aire”, a produit sur moi un effet très positif. Il me montrait que tout était possible. Plus tard, le nom Drucker s’est révélé être un poids, à cause des idées préconçues que les gens pouvaient avoir sur moi, sur mon éducation, sur mon mode de vie… D’un côté, je ne voulais pas me justifier, et, de l’autre, cela créait une confusion. Cela m’a pris un temps fou pour dénouer les fils, m’en moquer et pouvoir enfin montrer qui je suis vraiment. »

Newspapers in French

Newspapers from France