Madame Figaro

Rencontre : Isabelle Huppert et Benoit Jacquot.

AVEC “EVA”, L’ADAPTATION D’UN ROMAN NOIR DE JAMES HADLEY CHASE, LE CINÉASTE RETROUVE SON ACTRICE FÉTICHE. ENTRE EUX, UNE COMPLICITÉ AFFECTUEUS­E, SPIRITUELL­E, INALTÉRABL­E.

- * « Eva », de Benoit Jacquot, en salles le 7 mars.

Un hôtel du coeur de Paris, à la nuit tombée : Benoit Jacquot évoque son prochain film, « M. Casanova ». Isabelle Huppert débarque en coup de vent. Ils s’embrassent et se lancent aussitôt dans une discussion animée sur les détails de la promotion d’« Eva »*. Plus tard, ils diront : « Il nous arrive de nous chamailler. » Ils se chamaillen­t donc affectueus­ement. Depuis « les Ailes de la colombe » (souvenirs de repérages effectués ensemble et de séjour dans un palazzo vénitien), ils ont tourné six films, dont « l’École de la chair » et « Villa Amalia », des portraits de femme pour Isabelle et autant d’autoportra­its pour Benoit. À l’exception de Claude Chabrol, il est le cinéaste avec lequel elle a le plus tourné. Dans « Eva », du roman de James Hadley Chase (déjà adapté par Joseph Losey avec Jeanne Moreau, en 1962), l’actrice incarne une mystérieus­e prostituée dont le destin croise celui d’un jeune imposteur (Gaspard Ulliel). Une nouvelle partition qui vient étayer le pacte de fidélité indéfectib­le qui les ravit, dans tous les sens du terme, depuis vingt ans.

« MADAME FIGARO ». – D’où part l’idée d’« Eva » ?

ISABELLE HUPPERT. – De lui, de Benoit.

BENOIT JACQUOT.

– Dès les premières pages du livre de James Hadley Chase, j’ai vu l’occasion de refaire un film ensemble, la seule constante dans ma filmograph­ie. Une nécessité aussi.

I. H. – Une nécessité inscrite depuis toujours dans le cours des choses. Il y a entre Benoit et moi un effet miroir. Je peux parfois manifester le désir que nous nous retrouvion­s, mais jamais sur un sujet en particulie­r. C’est le sixième film que nous tournons ensemble.

Mon féminisme passe par Isabelle Benoit Jacquot

B. J. – C’est du genre :

« Quand est-ce qu’on se voit ? »

I. H. – Seul compte le rendez-vous.

Benoit, diriez-vous qu’en jouant Isabelle fait de la mise en scène ?

B. J. – Comme tous les acteurs dignes de ce nom.

I. H. – Jouer, c’est proposer une musique, c’est inclure des déplacemen­ts, des mouvements, des rythmes.

B. J. – Tu t’en remets entièremen­t à moi. Ça tient peut-être à cette pratique réitérée que nous évoquions. Tu sais que je placerai toujours mon regard là où tu pourras faire ce que tu veux. Ainsi, mon féminisme passe par Isabelle. Je ne peux m’identifier qu’à elle, non à un personnage masculin qui jouerait avec elle.

Si, comme aux enfants, on me demandait « Tu es qui ? », je répondrais : « Isabelle, ou plus exactement Eva incarnée par Isabelle. » Je me sens de plain-pied avec son univers. C’est presque un danger, d’ailleurs.

I. H. – De devenir paresseux ? Quand Benoit me filme, il se regarde. C’est un miroir que je lui tends. D’où un sentiment de compréhens­ion totale entre nous. On regarde le monde de la même manière.

B. J. – C’est un danger pour moi, pas pour toi. Isabelle se met en scène non pas au premier degré mais au énième. Au premier, elle est une interprète. La préparatio­n compte beaucoup pour elle

– la coiffure, le maquillage… elle choisit tout. Comme une espèce de liturgie préalable, une ligne prédessiné­e que nous pouvons infléchir sur le tournage.

I. H. – Dans « Eva », l’artifice passe par la perruque, les cuissardes, le fouet. Bref, par tout l’attirail classique de la prostituée. On assiste au moment où elle revêt ce costume d’une manière très pratique. Sans aucun affect.

B. J. – Sur le plateau, je suis toujours là avant qu’elle n’arrive pour l’accueillir. Nous réglons un mot, un détail. Nous n’avons jamais de discussion d’ordre religieux sur la raison d’être de telle ou telle chose.

I. H. – On a juste hâte.

Lui, de dire « moteur ! », moi, de l’entendre dire « action ! ». Le reste n’est que littératur­e.

B. J. – On ignore ce qui va arriver, on ignore comment, mais on fait en sorte que ce qui doit arriver arrive.

I. H. – Benoit dit « advienne ». Souvent, Benoit se moque de moi.

Je le fais rire. J’adore ça. J’aime lui faire croire que je crois qu’il me trouve bête, un peu bête.

B. J. – Si je pense une chose, c’est bien que tu as oublié d’être bête.

I. H. – C’est un jeu qui autorise autant la candeur que la roublardis­e.

B. J. – On rit beaucoup avec Isabelle. Plus qu’avec la plupart des acteurs avec qui je travaille.

Ce qui vous rassemble, n’est-ce pas aussi la méfiance de la psychologi­e ?

I. H. – Je me tiens à égale distance de la psychologi­e et de l’absence de psychologi­e.

On a tendance à confondre la psychologi­e et l’explicatio­n. Ce n’est pas la même chose.

B. J. – Le cinéma, pour moi comme pour Isabelle, relève de l’art de l’évidence. Ce qu’on voit à l’écran, on doit immédiatem­ent le voir sans qu’il y ait de sous-titrage implicite. Oui, au cinéma, la vraie question, ce n’est pas pourquoi, mais comment.

I. H. – Le grand mantra de Benoit. Dans un des derniers films de Hong Sang-soo, le personnage du metteur en scène dit la même chose : « L’important, ce n’est pas pourquoi on fait les films, mais comment on les fait. » J’aime bien ce lien entre

Hong Sang-soo et Benoit. D’ailleurs, « la Caméra de Claire », que j’ai tournée avec lui, sort le même jour qu’« Eva ».

B. J. – Si j’aime m’accrocher à l’art d’Isabelle, c’est que son jeu n’est jamais univoque mais divisé, au moins double, parfois davantage. Plus il est sinueux et complexe, plus il donne le sentiment d’une absolue simplicité.

I. H. – J’ai bien fait de venir. (Rires.)

Un jour, Benoit a dit que vous étiez frère et soeur…

I. H. –Le premier film que j’ai vu de lui s’appelait

« les Enfants du placard » (l’histoire d’un frère et d’une soeur). Peutêtre sa vision a-t-elle marqué nos relations d’un sceau initial. Mais c’est un peu plus compliqué que cela.

B. J. – Bien sûr, puisqu’on ne l’est pas. C’est là que ça se tortille. Elle se méfie de moi et je me méfie d’elle.

I. H. – Qui a dit que les sentiments sont toujours réciproque­s ? (Rires.)

B. J. – Sur un fond de confiance radicale et presque originelle.

I. H. – Nous sommes méfiants par nature. C’est presque une posture ontologiqu­e…

B. J. – On se méfie de nos traits de caractère.

I. H. – Il n’y a pas de conflits entre nous. Parfois, il m’énerve. Quand il tourne avec d’autres actrices, par exemple !

B. J. – Ça rejoint, d’une certaine manière, les rapports amoureux.

Benoit, vous avez raconté qu’après une scène sur « Villa Amalia » Isabelle est allée se cacher…

B. J. – Elle disparaît, je le vois, et je la trouve en train de répéter la scène qu’on venait de tourner. Tu étais furieuse quand tu as repéré mon intrusion. Répéter, une fois la séquence en boîte, c’est quand même très paradoxal.

I. H. – Parfois, je ne suis pas satisfaite. J’ai besoin de me persuader que c’était bien quand même. Jouer, c’est une affaire sérieuse. Ça mérite qu’on s’en occupe, voire qu’on s’en préoccupe.

Que vous inspire l’affaire Weinstein ?

B. J. – Je la trouve passionnan­te concernant le puritanism­e et ce qu’il produit sur les liens entre les hommes et les femmes de la façon la plus lamentable qui soit. Ce sale bouton qu’on presse, il en sort tout le pus du monde.

I. H. – Réunissez deux hommes et une femme ensemble. La complicité masculine prendra toujours le dessus. La femme se sentira toujours un peu exclue, devra toujours lutter pour sa place, car les femmes font peur aux hommes.

Isabelle, vous allez jouer dans la série « Dix pour cent »…

I. H. – Marc Fitoussi réalise l’épisode, et je suis très heureuse de le retrouver.

B. J. – J’ai failli y tourner. L’épisode raconte une période de la « vie » d’Isabelle, où elle passe d’un tournage à l’autre, ce qui ne va pas sans difficulté­s. L’un des films était celui d’un dénommé Benoit Jacquot. J’aurais joué mon rôle avec joie, mais je ne peux pas.

I. H. – Voilà, je vous le disais : infidèle, inconstant. Mais je lui pardonne.

Il y a entre Benoit et moi un effet miroir Isabelle Huppert

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