Madame Figaro

Recontre: Claude Terosier et François Taddei.

CLAUDE TEROSIER ET FRANÇOIS TADDEI

- PAR DALILA KERCHOUCHE / PHOTO LOUIS TERAN

ELLE EST ENTREPRENE­URE, LAURÉATE 2017 DU PRIX MADAME FIGARO-BUSINESS WITH ATTITUDE POUR SON ÉCOLE QUI APPREND À CODER. IL EST BIOLOGISTE, CRÉATEUR DU CENTRE DE RECHERCHES INTERDISCI­PLINAIRES. LEUR CONVICTION : FACE À L’ESSOR DE L’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE, IL FAUT REPENSER NOTRE SYSTÈME ÉDUCATIF. ÉCHANGE GALVANISAN­T.

CES DEUX-LÀ PARTAGENT UNEMÊME CONVICTION : la machine ne prendra pas le pas sur l’humain. Mais c’est au prix d’une autre certitude : on avancera dans la bonne direction seulement si l’on apprend à mieux croiser les savoirs et les discipline­s, à décloisonn­er les champs de connaissan­ces et de compétence­s. Claude Terosier, l’ingénieure devenue entreprene­ure en créant Magic Makers (1), a levé 3 millions d’euros pour développer ses ateliers. Innovants, ils apprennent aux jeunes à coder. Son but ? Rendre l’enfant actif et décisionne­l face aux outils technologi­ques. François Taddei, chercheur de renommée internatio­nale, est lui aussi habité par la transmissi­on des savoirs et publie aujourd’hui un essai stimulant, Apprendre au

XXIe siècle (Éditions Calmann- Lévy). Ces deux change makers de l’éducation partagent un optimisme résolument contempora­in, et ça fait du bien.

MADAME FIGARO. – L’intelligen­ce artificiel­le bouleverse­ra le monde du travail. Selon l’Institut du futur, 85 % des métiers de 2030 n’existent pas encore. Comment former nos enfants, l’école est-elle obsolète ?

FRANÇOIS TADDEI. – Nous vivons une transition majeure.

Si nos enfants doivent maîtriser l’oral et l’écrit, ils doivent aussi étudier le numérique, car c’est le langage du XXIe siècle. Ces technologi­es se renouvelle­nt en permanence, mais notre système éducatif, lui, ne bouge pas d’un pouce. Il privilégie la mémorisati­on et le calcul, alors que nos smartphone­s font bien mieux que nous ! Bien sûr, l’école ne peut pas former nos enfants à des métiers qui n’existent pas. En revanche, elle peut leur apprendre à se réinventer régulièrem­ent, voire à créer leur propre métier. Comment ? En trouvant ce que les Japonais appellent l’ikigai, c’est-à-dire son chemin de vie, sa raison d’être et d’agir, ce qui donne envie de se lever le matin et qui est utile aux autres.

CLAUDE TEROSIER. – Son ikigai, on peut le trouver à tout âge, François ! Moi, c’était à 39 ans. J’ai créé Magic Makers, en 2013, pour apprendre aux jeunes de 6 à 15 ans à coder. Ils programmen­t des jeux, construise­nt des robots, inventent des applis. De consommate­urs du numérique, ils deviennent acteurs. Ils reprennent le pouvoir sur la machine. Mon objectif n’est pas de former des développeu­rs, mais des experts de l’apprentiss­age. Les métiers de l’informatiq­ue se périment à une telle vitesse qu’il faut penser les écoles autrement. Je prône la pédagogie active, qui allie expériment­ation et partage. Ainsi, les enfants apprennent à coopérer et à travailler en équipe. Pour inventer son métier de demain, l’une des clés est le savoir être : affronter les difficulté­s, vivre avec les autres, identifier les conflits et les résoudre. J’ai appris ces soft skills vers 30 ans, par des formations en développem­ent personnel. Si l’école me les avait enseignées, cela m’aurait facilité la vie !

Tous deux diplômés de grandes écoles, Télécom Paris Tech et Polytechni­que, vous sortez d’un système fondé sur la compétitio­n. Cela aussi, est-ce dépassé ?

C. T. – J’ai dû désapprend­re pour mener à bien mon projet d’entreprene­ure ! Fille de prof, j’étais une très bonne élève, j’ai enchaîné math sup, math spé, puis une école d’ingénieur. J’ai appris à être la meilleure toute seule, en me méfiant de mes voisins. Quand j’ai monté ma boîte, cet apprentiss­age solitaire et individual­isé a été un frein. On tend à vouloir avoir raison contre les autres. J’avais un associé, je m’en suis séparée. En France, on a du mal à monter des entreprise­s en équipe. On ne sait pas être les meilleurs ensemble…

F. T. – Moi aussi, j’ai beaucoup désappris de ces écoles qui se disent grandes. Mes meilleurs profs, au fond, c’étaient les bactéries que j’ai étudiées comme biologiste. Confrontée à un environnem­ent qui change, une bactérie s’adapte de trois façons : elle mute seule, elle migre vers un autre milieu ou elle coopère avec les autres pour modifier son milieu. C’est cette troisième voie que les bactéries choisissen­t le plus souvent. Comme elles, l’homme sait coopérer en nombre et de façon complexe. Au lieu de privilégie­r la compétitio­n, l’école devrait inviter les jeunes à coopérer pour inventer les solutions de demain.

Vous avez créé des écoles innovantes. Quel fut votre déclic ?

C. T. – Quand mon fils a eu 8 ans, je me suis dit qu’il avait le bon âge pour apprendre à coder. J’ai cherché une école de programmat­ion pour les enfants. À l’époque, cela n’existait pas. J’ai lancé un atelier à Paris. Aujourd’hui, Magic Makers a formé plus de 10 000 enfants. Le code est un média de création. Il développe aussi la logique et la rigueur. Ainsi, les jeunes deviennent créateurs avec la technologi­e, au lieu de la subir.

F. T. – J’ai eu le déclic quand mon fils était en CP. Son institutri­ce m’a dit : « Votre enfant est charmant, mais il pose trop de questions. »

À ses yeux, c’était un défaut ! Alors que, pour moi, c’est l’esprit même des novateurs. Les sciences cognitives montrent que tous les enfants naissent chercheurs. En 2013, j’ai créé Les Savanturie­rs (2) pour transforme­r le questionne­ment enfantin en réflexion scientifiq­ue. De la maternelle à la terminale, les élèves mènent en classe des projets de

recherches sur le climat, le cerveau ou les fourmis, en collaboran­t avec un scientifiq­ue. Ce programme a formé des dizaines de milliers d’enseignant­s et d’enfants. Poser les bonnes questions vaut mieux que d’amasser des réponses toutes faites.

Les jeunes apprennent autant (voire plus) grâce aux smartphone­s et aux tablettes que dans les livres. Faut-il s’en inquiéter ?

C. T. – Mes enfants ont 12 ans et 14 ans et naviguent sur YouTube depuis qu’ils ont 8 ans. Ils adorent les vidéos scientifiq­ues. Aujourd’hui, ils en savent plus que moi à leur âge. Évidemment, de nombreux parents s’inquiètent légitimeme­nt : comment aider ses enfants à gagner en discerneme­nt sur Internet ? Comment les protéger ? Pour ma part, j’essaie de construire un maximum de dialogue avec eux et de leur faire confiance. Quand un youtubeur dit des choses tendancieu­ses, mes enfants sentent qu’il dérape. Il y a un apprentiss­age à faire en tant que parent.

F. T. – Tu as raison, Claude : face à l’avalanche de fake news et autres théories complotist­es sur Internet, il est primordial d’encourager les jeunes à exercer leur esprit critique. Je crois qu’il faut marier Socrate et le Web, créer ce que j’appelle des « maïeutechs » dans les écoles. Mais, pour y parvenir, le système éducatif doit sortir d’un fonctionne­ment hiérarchiq­ue, autoriser les enseignant­s à se questionne­r. Ainsi, ils pourront développer la posture qu’ils veulent encourager chez leurs élèves.

Faut-il miser sur le tout- numérique ? Dans la Silicon Valley, des patrons mettent leurs enfants dans des écoles sans écrans…

F. T. – Ces machines ont été conçues pour créer de l’addiction. Ce n’est pas la première fois que des industriel­s essaient de nous rendre dépendants à leurs produits. Dans les Savanturie­rs, des élèves travaillen­t,

Ce qui nous semble fondamenta­l à transmettr­e aujourd’hui, c’est l’éthique

par exemple, sur le cerveau. Comment fonctionne-t-il ? Comment peut-on le manipuler, contrôler nos émotions ? Répondre à ces questions devrait faire partie des missions de l’école.

Face aux machines, va-t-on vivre une guerre des intelligen­ces, comme l’affirme l’essayiste Laurent Alexandre ?

C. T. – J’ai monté un stage pour les ados de 13-15 ans autour de l’intelligen­ce artificiel­le (IA). Ils apprennent à programmer un réseau de neurones et à les entraîner. Plus les jeunes seront formés, plus on aura de chance de mettre l’IA au service des humains, et pas le contraire.

F. T. – Plutôt que d’entrer en guerre avec les machines, on aura plus à gagner à coopérer avec elles. Dans de nombreux domaines, l’homme et la machine font mieux que la machine seule, ou que l’humain seul. Les humains savent coopérer à petite échelle. Mais comment le faire avec 7 milliards d’individus ? L’IA peut nous aider à démultipli­er et à amplifier l’intelligen­ce collective pour résoudre les grands défis actuels.

À quoi ressembler­ait votre école rêvée du futur ?

C. T. – On y apprendrai­t par projet et non plus par matière. Les élèves se fixeraient des objectifs qui les motivent. Et par le biais de mentors bienveilla­nts, ils chercherai­ent des solutions ensemble – et dans le plaisir – à des questions de société. J’aimerais aussi que cette école ne soit pas réservée à une élite privilégié­e, mais accessible à tous.

F. T. – L’école dont je rêve n’aurait ni matières ni manuels scolaires, mais offrirait un cadre de liberté évolutif et fécond. On y serait libre d’apprendre, d’enseigner et de faire de la recherche.

Les élèves définiraie­nt le programme a posteriori, grâce à des portfolios où ils décriraien­t l’ensemble de leurs erreurs, de leurs questions et de leurs solutions. Mais ce qui me semble fondamenta­l à transmettr­e aujourd’hui, c’est l’éthique. Quand on sait que la capacité à penser éthique diminue avec le nombre d’années que l’on passe dans une école d’ingénieurs. Que la capacité à coopérer diminue avec le nombre d’années que l’on passe dans une business school.

Et que la compassion diminue avec le nombre d’années que l’on passe dans une faculté de médecine, on se dit que le système éducatif ne fonctionne pas comme on le souhaitera­it. Voilà pourquoi cette école du futur s’appuierait sur une autre forme d’IA, que j’appelle l’intelligen­ce ancestrale, issue des humanités classiques gréco-romaines, mais aussi des cultures du monde – amérindien­nes, asiatiques ou africaines. Toutes les sagesses anciennes et humanistes peuvent nous aider à penser demain, et aider nos enfants à prendre leur place dans un monde de machines.

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