Décryptage. Images de mode : l’ère de l’artification.
FINI LES CAMPAGNES DE PUBLICITÉ SUR DES PLAGES SUBLIMES : MAISONS DE LUXE ET LABELS POINTUS MULTIPLIENT LES RÉFÉRENCES ARTISTIQUES POUR RENFORCER LEUR CAPITAL SYMBOLIQUE. ET PRENDRE DE LA HAUTEUR SUR LA CULTURE MAINSTREAM DU DIGITAL.
AU MILIEU DES FRUITS ETDES MIGNARDISES, les bougies se consument. Une personne en collant blanc se tient debout sur la table, juste à côté d’un gâteau en gélatine, les pieds glissés dans des mules à talons. On ne voit pas son visage, seulement ses jambes. Au second plan, deux convives discutent : l’un porte une robe à corsage doré et une perruque blonde aristocratique, l’autre, un costume orangé avec un col à jabot. Un singe est posé sur son épaule. Scène de film anachronique, fin de banquet décadent ou simple bal masqué ? La dernière campagne de publicité Gucci pour l’automnehiver 2018 laisse planer le doute. Sur un autre cliché, on aperçoit une jeune femme enveloppée dans sa cape Renaissance florentine, caressant un chat aux yeux vairons, posant parmi sa collection de papillons, comme dans un cabinet de curiosités. Sur son site, la marque détaille : la campagne shootée par Glen Luchford s’inspire de personnalités excentriques, des collectionneurs de tableaux, d’antiquités et d’objets rares.
La maison italienne, depuis quelques saisons, se plaît à brouiller les pistes dans sa communication. Pour l’été 2017, le peintre espagnol Ignasi Monreal signait une série d’illustrations, associant le vestiaire
éclectique et féerique d’Alessandro Michele à de célèbres tableaux, comme Ophélie, de John Everett Millais, ou encore Les Époux Arnolfini, de Jan Van Eyck. Bienvenue dans la nouvelle ère des pubs de mode : celle du télescopage des références, du mélange des cultures et de l’artification. Des images à plusieurs niveaux de lecture, laissées à la libre interprétation de chacun.
EMPREINTE CULTURELLE
Messages énigmatiques, mises en scène inattendues, mélange des époques : les dernières campagnes de publicité laissent peu d’indices quant à leur signification. Dior, pour sa campagne automne-hiver 2018, photographiée par Pamela Han- son, nous plonge dans une ambiance sixties, inspirée du film de Jean-Luc Godard Une femme est une femme. On peut lire sur les images des répliques tirées du film : « À quoi pensez-vous ? » « Rien, je pense que j’existe. » Ou sur un autre cliché : « Je ne sais plus s’il faut rire ou pleurer. » Une publicité aux sous-titres philosophico-poétiques qui rehaussent la substance immatérielle des produits présentés. « Avec ces publicités narratives, moins premier degré qu’auparavant, les marques construisent leur empreinte culturelle : c’est la trace qu’elles laissent dans notre époque, au-delà de la valeur marchande des produits », indique Brune Buonomano, directrice de l’agence BETC Étoile Rouge.
Les publicités Loewe sont à ce titre éloquentes. Pour promouvoir la collection printemps-été 2017, le directeur artistique de la maison, JW Anderson, le photographe Steven Meisel et la maquilleuse Pat McGrath avaient imaginé des gros plans sur le visage de la mannequin Vittoria Ceretti avec des fruits dans sa bouche : mangoustan, grenade ou melon coupés en deux. De quoi fait-on la promotion ? S’agit-il d’une métaphore de notre insatiable appétit de consommateur de mode ? Si le logo Loewe n’était pas mentionné, on serait loin de se douter qu’il s’agit d’une publicité de prêt-àporter… Même état d’esprit pour la campagne automne-hiver 2018 de la marque : JW Anderson et Steven Meisel ont mis en scène Stella Tennant et Josh O’Connor lisant des classiques de la littérature : Don Quichotte, Madame
Bovary ou Dracula. Dans ces publicités, le capital symbolique de la marque croît proportionnellement à l’effacement de l’objet de mode, le vêtement, qui n’apparaît pas sur les clichés.
CONSOMMATEUR INSIDER
Pour la campagne Celine printemps-été 2015, Juergen Teller photographiait Joan Didion, lunettes noires XXL sur les yeux, et ouvrait la voie à des publicités de mode plus conceptuelles. « Quand Gucci mélange des références à l’histoire de l’art ou à la mythologie avec l’époque actuelle ou lorsque Loewe s’inspire de la littérature, les marques s’octroient un rayonnement culturel nouveau. Le produit n’est plus seulement un objet d’achat mais aussi un objet de (pop) culture. Pour fédérer plus largement, les marques entrecroisent les genres, les sous-cultures et les référentiels. En communication comme en création, on assiste à une obligation de syncrétisme culturel,
reflet des interférences artistiques et sociales à l’oeuvre dans le monde digital », souligne Edwin Sberro, directeur artistique qui collabore notamment avec Givenchy et Hermès. Ainsi, les publicités de mode s’enrichissent d’une dimension sémantique nouvelle.
UNE RECHERCHE D’ÉLITISME
Plus encore, le consommateur devenu expert anticipe ces messages « cryptés ». Dans le monde de la publicité, les leviers de séduction se sont affinés. « Les marques peuvent jouer avec toutes ces interférences, car le consommateur maîtrise l’art du marketing et de la communication et en connaît les ficelles. Mieux, il aime déchiffrer les codes car cela lui donne la sensation d’être un insider », poursuit Edwin Sberro. « C’est un monde d’initiés. Soit on comprend, soit on passe sa route », ajoute Cyril Marin Le Quellec, directeur général adjoint de l’agence Mazarine.
Cette extension du terrain de jeu des marques est rendue possible par une génération de créateurs qui ont grandi avec Internet et commencé leur carrière dans un monde post-Tumblr. Avec la marque portant son nom, JW Anderson fait aussi bouger les lignes de la publicité. On se rappelle sa campagne printemps-été 2016, qui consistait en un timbre-poste posé en haut d’une page blanche. Cette année, le designer a lancé un concours, Your picture/our future, visant à repérer des talents pour photographier la campagne automne-hiver 2018. Les trois gagnants ont livré leur vision. La série signée Yelena Beletskaya s’inscrit dans la lignée conceptuelle de la marque : des sacs sont accrochés à un tronc d’arbre dont s’échappe une fumée. Un feu de joie ? Un bûcher des vanités ? Chacun peut imaginer ce qu’il veut. « Aujourd’hui, une marque de luxe publie 400 contenus par an – images, vidéos, posts. Autrefois, elle produisait une vingtaine d’images par an, et une campagne de pub se limitait à une top, sac à la main, shootée par Mario Sorrenti ou Craig McDean. En 2018, dans la profusion d’images, une campagne doit interpeller, avec un contenu hautement qualitatif pour réaffirmer la puissance statutaire de la marque », souligne Cyril Marin Le Quellec. Pour promouvoir sa collection capsule avec UGG, Glenn Martens, directeur artistique de Y/Project, a imaginé une série inspirée de l’histoire de l’art, dont cette image avec une femme chaussée de cuissardes, entourée d’angelots, clin d’oeil à La Naissance de Vénus. « Pour les marques de luxe, tout acte de communication tourné vers la promotion d’un produit est un acte de dilution du prestige de la marque. Pour la rendre plus élitiste, il faut la rapprocher de ce qui ne se vend pas. La religion, très présente chez Gucci, et l’art permettent de rehausser son statut », commente Gachoucha Kretz, professeur à HEC Paris. Un moyen de se réélitiser à l’heure du mainstream tentaculaire et de la culture de surexposition d’Instagram. Et de réinjecter du sens et de la profondeur.