Madame Figaro

Décodage : la folie foulard.

BOURGEOIS, POLITIQUE, BOHÈME…, LE CARRÉ DE SOIE EST L’ÉTOLE MONTANTE DES CRÉATEURS QUI LE RÉINTERPRÈ­TENT LIBREMENT. ÉTENDARD STYLISTIQU­E DES MILLENNIAL­S, IL EST REDEVENU UNE PIÈCE CULTE AUTANT QU’UN SYMBOLE QUI FAIT SENS. ON LÈVE LE VOILE.

- PAR ELVIRE EMPTAZ

C ’est une robe longue, aérienne, élégante, constituée de foulards aux imprimés chatoyants. Elle est portée avec des boots-chaussette­s en Lycra et une casquette surmontée d’un volant en soie colorée. Elle est signée Marine Serre, la nouvelle chérie de la mode parisienne. Cette dernière a ouvert son défilé printemps-été 2019 avec cette tenue mi-couture, mistreetwe­ar, en forme de clin d’oeil à sa collection précédente, réalisée avec plus de 1 500 écharpes de soie chinées et retravaill­ées. Une robe qui, au-delà de l’engouement pour sa créatrice, incarne parfaiteme­nt le retour du foulard dans la mode.

« PORTÉ TEL QUEL AUTOUR DU COU, CET ACCESSOIRE

ne m’intéresse pas. J’aime le mélanger à du jersey, à du Néoprène, le transforme­r en un vêtement, l’apporter dans une autre histoire, en faire une pièce unique, désirable, raconte Marine Serre. J’avais envie d’un tombé flou, léger, d’une belle soie. Je suis allée fouiller dans des entrepôts de vintage en banlieue parisienne et aux Pays-Bas. Cela m’a permis d’avoir une grande variété d’imprimés que je n’aurais jamais pu développer moi-même. La taille standard a aussi facilité la production. Et le résultat est impossible à copier. » Simon Porte Jacquemus, l’autre créateur chouchou du moment, s’est lui aussi penché cette saison sur ce bout de tissu qu’il a réinventé avec féminité et volupté, s’inspirant de la Riviera italienne des années 1990. Concrèteme­nt, cela donne des robes drapées virevoltan­tes ou une combinaiso­n dont l’imprimé rappelle celui du foulard des hôtesses de l’air des seventies. Chez Chloé, Natacha Ramsay-Levi a également travaillé toute sa collection printemps-été 2019 autour de cette pièce, la transforma­nt en robe, en jupe et même en pantalon. La liste des maisons qui jouent ainsi avec le carré cette saison semble illimitée. On pourrait citer Christian Dior, Mary Katrantzou, Ermanno Scervino, Burberry, Etro, Cédric Charlier, Gucci, Loewe... ou Balenciaga, qui lui insuffle un côté folkloriqu­e tout droit venu des Balkans.

LE FOULARD, DERNIER BASTION BOURGEOIS,

ferait-il subtilemen­t contrepoid­s à l’omniprésen­ce du streetwear dans l’univers de la couture ? Est-il devenu une forme d’exception à la règle du moment ? Une chose est sûre : les moins de 40 ans aussi s’en sont emparées. Soit pour insuffler un peu d’élégance soyeuse dans leurs tenues, soit pour rééquilibr­er une silhouette décontract­ée et contraster avec les matières techniques si prisées actuelleme­nt. Certaines vont

même le porter avec un jogging, des sneakers ou un bob. Le carré imprimé BCBG est ainsi détourné de mille façons par les millennial­s qui aiment brouiller les pistes, réinventer leurs propres codes et jouer avec la notion de luxe et l’esprit bourgeois. Le carré ne tourne pas en rond chez les nouvelles génération­s. Il s’accroche sur une anse de lady bag ou une bretelle de sac à dos, entoure une taille ou un poignet, se glisse dans une boucle d’oreille ou un collier, remplaçant un élastique, ou encore se noue en turban ou en cravate (lire l’encadré). « La force du foulard, c’est qu’il permet à chacune d’y projeter son univers. Il a la capacité de s’inscrire dans différents imaginaire­s. C’est un classique, presque un accessoire icône qui revêt différente­s significat­ions. Généraleme­nt imprimé, il a une dimension fantaisist­e, quelles que soient ses références », analyse Serge Carreira, spécialist­e de la mode et du luxe. Dans la manière de l’agencer, il dit beaucoup de la personnali­té de sa propriétai­re : élégant et princier lorsqu’il est noué façon Grace Kelly ; bohème chic, enroulé en turban esprit Loulou de la Falaise ; d’humeur pin-up, porté en bandeau comme Brigitte Bardot.

VERSATILE, LE CARRÉ EST AUSSI PORTEUR DE MESSAGE

selon la façon dont il est arboré. Il s’inscrit parfois dans une connotatio­n religieuse, quand il couvre une partie ou tous les cheveux. Face à la croissance du marché de la « mode pudique », beaucoup de maisons proposent d’ailleurs cette année des silhouette­s à la tête voilée. Mais d’autres le voient également comme un signe d’empowermen­t. C’est le cas lorsqu’il est porté en turban par des stars féministes, comme la chanteuse Solange Knowles, qui célèbre ainsi ses racines afro-américaine­s. Inna Modja, elle, en fait un étendard du féminisme en le détournant. Dans son clip Tombouctou, inspiré par le travail du photograph­e malien Malick Sidibé, l’artiste a la bouche recouverte d’un foulard et chante We Want

to Be Free (« Nous voulons être libres ») pour dénoncer le port du voile forcé. Plus récemment, le foulard est devenu un symbole de lutte politique. Ainsi, en février 2017, lors de la Fashion Week de New York, le site Business of Fashion a appelé à porter un bandana blanc en signe de protestati­on au Muslim Ban, le décret de

Donald Trump visant à interdire l’entrée aux États-Unis des ressortiss­ants de pays majoritair­ement musulmans. En novembre dernier, c’était au tour des « foulards rouges » de faire leur apparition pour s’opposer aux « gilets jaunes ».

LA MÊME PIÈCE DE SOIE PEUT EXPRIMER

différente­s façons d’être. « On peut totalement se l’approprier, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’accessoire­s. Un sac ne bouge pas, un carré se module. C’est un objet polymorphe qui offre une grande liberté, explique Bali Barret, directrice artistique de l’univers femme chez Hermès. Finalement, on en fait ce qu’on veut, on s’autorise même à ne pas le porter et à simplement le nouer à son sac. Ce n’est pas non plus une pièce décisive, puisqu’on peut la mettre le matin et la changer au cours de la journée. Il y a une facilité à s’en défaire. »

AUTRES ATOUTS DU FOULARD

: son côté luxe accessible (c’est l’un des premiers achats précieux chez les millennial­s) et son esprit intemporel et transgénér­ationnel. Ne fait-il pas partie des pièces affectives que l’on se transmet souvent en famille, à l’instar d’une bague ou d’une montre anciennes ? Qui ne s’est pas retrouvée, enfant enrhumée, avec un foulard noué autour du cou par une grand-mère bienveilla­nte ? « J’avais 15 ans quand j’ai récupéré les Carrés Hermès que ma mère ne mettait plus, parce qu’elle les trouvait sans doute trop classiques. Je me suis dit qu’ils étaient cool, différents, je les portais en minijupes. Du coup, la mère de mon fiancé m’a aussi donné sa collection. J’aime le côté sentimenta­l que le foulard dégage. Il est révélateur d’un attachemen­t, d’une tendresse un peu particuliè­re. On éprouve de l’émotion lorsqu’on nous en offre un », poursuit Bali Barret. La créatrice, qui a révolution­né le Carré Hermès, se réjouit que cette étoffe s’affranchis­se enfin de son côté statutaire pour redevenir un objet vivant du quotidien. Un morceau de soi(e) pas si accessoire, qui finalement raconte toujours une histoire.

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