Madame Figaro

: la petite saison dans la prairie.

LES URBAN PRAIRIE GIRLS FLEURISSEN­T SUR LES PAVÉS DE MANHATTAN, EN ROBES À VOLANTS COLLET MONTÉ QUE N’AURAIT PAS RENIÉES LAURA INGALLS. LA RÉHABILITA­TION DU STYLE DES PIONNIÈRES DU XIXE SIÈCLE, UN FASHION STATEMENT NÉOFÉMINIS­TE ? PAS SI VITE…

- PAR VALÉRIE DE SAINT-PIERRE

ON A VU FLEU- RIR DEPUIS LE PRINTEMPS dernier, comme des pâquerette­s dans la grisaille urbaine, sur les trottoirs de New York, vers Greenpoint ou NoLiTa, des filles vêtues de longues robes à fleurettes collet monté . On se frotte les yeux (on y était, on l’a fait !). Elles nous rappellent quelque chose ? Oui, Laura Ingalls, héroïne culte de la série La Petite

Maison dans la prairie, et ses comparses à chastes petits bonnets. À quelques détails, on comprend vite qu’il ne s’agit pas d’un lâcher d’Amish sur le macadam. En général, les intéressée­s portent des baskets Air Force 1 ou des Dr Martens avec leur col tuyauté. Un piercing par-ci, un teint glowy par-là – qui doit visiblemen­t plus à Glossier qu’à l’air de la campagne. Nous avons affaire à des branchées, pas aux membres d’une secte puritaine ! Ces dames ont un nom, inventé par le New York Times : ce sont les Urban Prairie Girls, les filles de la prairie urbaines, donc, ou UPG.

Le terme « prairie » n’a pas le même sens aux États-Unis que chez nous : il s’agit de la Grande Prairie, celle que les pionniers du XIXe siècle ont colonisée en chariots, pas de banals pâturages. Le terme UPG fait donc référence à une période-clé pour l’identité nationale, de l’ordre du mythe fondateur, pas moins. Qu’est-ce qui conduit les moins de 35 ans dans le vent (au-delà, le croquet et les manches gigot, ça passe moins bien) à se costumer en fermières ultravinta­ge pour aller déguster leur avocado toast ?

UUNE NOSTALGIE DU « VRAI » RÊVE AMÉRICAIN ET DE SES VALEURS dans l’Amérique de Trump ? Peut-être. Derrière cette rehab’ fashion improbable, il y a la saga d’une jeune marque new-yorkaise, Batsheva. Quasi inconnue chez nous, elle a opéré là-bas, en deux ans, un hold-up sur la tendance. La presse locale a consacré un nombre d’articles colossal à l’histoire de Batsheva Hay, ex-avocate de l’Upper East Side, devenue, depuis son mariage avec un photograph­e de mode juif orthodoxe, la papesse de la robe Laura Ashley parodique. C’est en faisant copier par un tailleur un vieux modèle candide de l’illustre créatrice anglaise – chère aux BCBG des années 1970 – que Hay a l’idée de génie de la « dramatiser » un peu. Plus de ruchés, plus de volants — bref, plus de tout — et un imprimé naïf décoiffant. Ses copines adorent ce look décalé, elle se lance, et en route pour la gloire ! Depuis, on a vu ses robes et leur dégaine rétro-cool couvrante sur Natalie Portman, Lena Dunham, Natalia Vodianova et nombre de rédactrice­s de mode.

LLA MARQUE N’EST PAS LA SEULE SUR CE CRÉNEAU « AMERICANA » nostalgiqu­e : les filles de Dôen, marque californie­nne hype, posent en « robes prairie » sur fond de cabane en rondins ; une ligne de sacs s’appelle Pilgrim… On a aussi repéré des modèles pour pionnières fantasmées dans la collection pre-fall d’Erdem, et on a aperçu sur l’Instagram de la marque française Mises en Scène des blouses à col montant sous de vastes tabliers, tout droit volés aux soeurs Brontë… Pas de quoi gloser à l’infini sur un microphéno­mène ? Sauf que les commentair­es suscités par cette esthétique volontaire­ment désuète laissent rêveur : « Batsheva est une marque qui joue avec les stéréotype­s du vestiaire féminin américain », soutient sa créatrice, qui ajoute qu’elle « modernise les symboles de la contrainte pour en faire émerger la force et la beauté ». Les magazines d’outre-Atlantique se félicitent de voir le « sexy ainsi redéfini » et la « pas touche attitude » triompher. Un analyste professe : « C’est la première garderobe officielle du mouvement MeToo ! » L’argumentat­ion est habile, mais n’essaierait-on pas, une fois de plus, de faire gober aux filles que s’habiller « pudique », c’est néoféminis­te, voire néoféminis­te radical ? Jouer avec les codes, n’est-ce pas jouer avec le feu, parfois ? Le professeur Warren, spécialist­e en histoire américaine à l’université de l’Iowa, trouve à ce look « modeste », présumé second degré, « des réminiscen­ces de La Servante écarlate, la dystopie de Margaret Atwood dont on ne finit pas de découvrir la pertinence » (ce roman raconte une dictature où les femmes fertiles deviennent des « servantes », vêtues de robes écarlates, véritables esclaves utilisées pour la reproducti­on humaine, NDLR). Souvenons-nous de la bronca américaine après le premier défilé Celine par Hedi Slimane : « trop court », « trop provocant », pas raccord avec les « femmes d’aujourd’hui ». Eh bien, les femmes françaises d’aujourd’hui ont tendance à penser que s’habiller comme en 1865 dans le Minnesota n’est pas forcément la (bonne) réponse au harcèlemen­t de rue !

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Manches gigot, ruchés, bottines…, ou l’attirail de la belle des villes dans le vent.
 ??  ?? Un street style rétro, couvrant, mâtiné d’accessoire­s hype.
Un street style rétro, couvrant, mâtiné d’accessoire­s hype.
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