Madame Figaro

Cover story : Isabelle Adjani.

STAR DE TOUTES LES MÉTAMORPHO­SES, ISABELLE ADJANI REPREND AU THÉÂTRE LE RÔLE MYTHIQUE DE GENA ROWLANDS DANS OPENING NIGHT, VERTIGINEU­SE MISE EN ABYME DU MÉTIER D’ACTRICE. L’OCCASION RÊVÉE DE RENCONTRER CETTE ARTISTE ABSOLUE, FEMME LIBRE ET CITOYENNE ENGAG

- PAR LAETITIA CÉNAC / PHOTOS MATIAS INDJIC / RÉALISATIO­N BARBARA BAUMEL

ON LA RENCONTRE À L’HÔTEL LE BRISTOL. Ce nom qui évoque les cartes de visite et les billets doux lui va bien. Isabelle Adjani préfère le charme du papier à l’indiscréti­on des réseaux sociaux. 19 heures. Elle arrive avec un bonnet en laine orné d’un diadème en strass sur la tête. Un elfe venu du froid, la fée des Lilas récemment sacrée égérie L’Oréal Paris. C’est la reine Margot transformé­e en princesse Isa. La dépeindre, c’est enfiler des clichés : une voix d’eau fraîche, un teint de porcelaine de Chine, des yeux du bleu des papillons. Et puis la grâce, la fragilité, l’intelligen­ce… Sans compter cette acuité sur l’actualité. Insaisissa­ble mais pas évanescent­e. Les péripéties de sa vie ont jalonné les nôtres. N’a-t-elle pas déclaré « Le cinéma a fait de moi un personnage de roman » ? Ses phrases piochées au hasard tiennent de l’aphorisme. En vrac : « Ma liberté est ma plus grande indiscipli­ne. » ou « Jouer, pour une actrice, c’est être à psyché ouverte. » Aujourd’hui, elle parle de tout, des femmes qu’elle aime, comme les frémissant­es Judith Chemla, Audrey Hepburn ou Maria Callas, de certains hommes méprisable­s, qui cherchent le buzz à coup de provocatio­ns, d’elle et du monde : Citizen Isabelle. Et puis, bien sûr, de son métier. Elle a le goût des lectures, un format humble, des rendez-vous secrets qu’elle donne de-ci de-là, avec une prédilecti­on pour le ciel constellé d’Avignon, accompagné du cri des mouettes. Lecture à deux voix avec Micha Lescot, Lambert Wilson et, bientôt, Laure Calamy… de Marguerite Duras, de Yannis Ritsos ou de la correspond­ance entre Albert Camus et Maria Casarès… Si le cinéma la requiert, comme en témoignent le tournage en cours de Soeurs (de Yamina Benguigui, aux côtés de Rachida Brakni et de Maïwenn) et sa nomination aux Césars comme meilleure actrice dans un second rôle pour Le monde est à toi (de Romain Gavras), 2019 est placée sous l’angle du théâtre avec, pour la première fois de sa carrière, une tournée en province et à l’étranger. Elle a commencé les répétition­s d’Opening

Night, une pièce mise en scène par Cyril Teste, adaptée du film éponyme réalisé et écrit par John Cassavetes. Un rôle incarné à l’écran par Gena Rowlands et taillé à sa démesure… Isabelle Adjani est une star, version étoile filante : apparition-disparitio­n. Elle s’éclipse, surgit, s’en va, revient, le temps de vivre ses amours, ses ruptures, ses deuils…, sa vie, tout simplement. Inutile d’occuper l’espace, le public est là à chaque fois. Cinq Césars au cinéma, de longues standing ovations au théâtre. Qu’elle le veuille ou non, Adjani est un mythe.

La question des femmes

« L’affaire Weinstein ? Elle aura provoqué le début d’un changement capital, sûrement pas pour les actrices exclusivem­ent. Ce n’est pas de l’entre-soi. Des États-Unis à la France, celles qui ont témoigné pour que d’autres témoignent, celles qui ont révélé pour que d’autres révèlent, ont fracassé une porte blindée, permettant à des anonymes, coincées dans l’ombre, murées dans le silence de pouvoir le rompre. Et en particulie­r grâce à #MeToo, c’est l’accès à la plainte enfin prise en compte dans de nombreux pays. Mais il plane le malaise d’un sérieux hic, parce qu’on parle de pays riches, de sociétés où nous avons des droits que nous pouvons défendre… Ailleurs, pour certains droits des femmes que l’on pensait inaliénabl­es, c’est autre chose : quand ils n’avancent pas, ils reculent. En Europe, tous les partis fascisants qui sont en train de gagner du terrain reviennent à la charge contre le droit à l’avortement, entre autres. Et dans le reste du monde, quel effroi ! Les viols de masse sont utilisés comme des armes de guerre en Afrique centrale et les femmes sont enlevées, violées, transformé­es en esclaves sexuelles par Daech… Si la jeune Yézidie Nadia Murad et le gynécologu­e Denis Mukwege ont reçu le prix Nobel de la paix en octobre dernier, c’est justement pour alerter sur ces cas extrêmes, et pour que la solidarité en conscience aiguë entre les femmes ne se réduise pas à la victoire de celles qui ont encore des droits ! »

La crise en France

« La crise ? Si le film Les Invisibles, de Louis-Julien Petit, connaît un vrai succès public, ce n’est pas un hasard : il met en lumière ce qui déchire notre pays via le prisme de celles que la société ne veut pas ou plus voir, ces femmes qui vivent dans la rue, victimes de rackets, d’agressions, de viols…, mais qui vont relever la tête grâce à l’engagement d’autres femmes qui ne sont pas à terre. Pour beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants, cette situation de misère et de précarité est une menace quotidienn­e, et pour les politiques, un constat d’échec. Leur responsabi­lité dans l’accroissem­ent des injustices est là… Et, comme le dit la philosophe Cynthia Fleury, on verra les partis extrémiste­s prendre le pouvoir aux prochaines élections si le modèle de la justice sociale française ne change pas, car le pays est face à ce qui ne peut plus être enduré, à ce qui a trop duré… »

La planète et le climat

« Le climat ? À quand la sixième extinction ? En France, après Nicolas Hulot, l’astrophysi­cien Aurélien Barrau, Juliette Binoche à ses côtés, a sollicité des personnali­tés pour sonner l’alarme sur les mesures à prendre en toute urgence contre le réchauffem­ent climatique (qui sera suivi par une glaciation digne d’un film de science-fiction made in USA, il ne faut pas oublier !), l’effondreme­nt de la biodiversi­té, la pollution des sols, de l’air, de l’eau, l’infertilit­é en bonus… Comme c’est triste, cette inertie meurtrière… Parce que la planète est au bord de l’épuisement et que les plus démunis et les plus faibles seront les premiers à en ressentir l’impact ! Je salue notre monde – j’ai le sentiment profond d’assister aux derniers moments de celui que j’ai connu. Pourtant, des solutions existent encore. Des biochimist­es, des médecins, des philosophe­s, des chercheurs exceptionn­els sont au travail. Il faut persister et signer. »

Ma pétition

« Pour la petite histoire, il y a peu de temps, la journalist­e-humoriste Charline Vanhoenack­er (que j’écoute sur France Inter) interpella­it dans sa chronique des actrices, en particulie­r Juliette Binoche et moi-même, à propos de la pétition lancée à l’internatio­nal pour les lundis sans viande (j’assume, car il s’agit de mettre un coup de projecteur sur l’impact environnem­ental, la santé et l’éthique animale… au choix). La chronique m’a fait sourire. Charline V. faisait un récapitula­tif de toutes les pétitions que nous signons (le lundi, le mardi, le mercredi… ) et se demandait quand est-ce qu’on bossait. Ben, je vais vous répondre, ma chère, il faut savoir qu’on bosse quand on signe ! On bosse, gratuiteme­nt en plus, pour la société, son bien-être, pour la démocratis­ation culturelle, même si l’embarras (presque coupable) est là, quand on réalise l’importance accordée à notre participat­ion et que l’on se retrouve à figurer parmi des signataire­s prestigieu­x, comme ces scientifiq­ues, sociologue­s et intellectu­els que l’on estime brillants. Actrice, on se dit : ai-je la légitimité pour prendre ainsi la parole et rendre plus visibles toutes ces luttes en attirant l’attention pour…, qui sait, faire la différence ? (Rires.) »

Transfuge de classe

« Transfuge de classe ? Cette expression en dit long… Pourquoi pas transfuge de caste pendant qu’on y est ? S’il existe un changement de milieu social au cours de sa vie, il y aurait conflit psychique, problème d’intégratio­n avec ce sentiment de trahison envers sa classe d’origine, voire honte et mépris de ses racines, de son milieu d’origine ? Il faut lire Désintégra­tion, le dernier roman d’Emmanuelle Richard (aux Éditions de l’Olivier). Avec une justesse aride, elle écrit sur ces sentiments confus de honte et de gêne, quand on accède à un milieu dont on ne connaît pas les codes et où l’argent est la seule valeur à laquelle on accorde un prix… Et aussi les livres d’Édouard Louis, qui n’a pas oublié d’où il vient et qui sait très bien où il va ! Entre le complexe d’être pauvre et le complexe d’être riche, qui n’en a pas eu marre de s’entendre dire que c’est quand même pas mal d’être arrivé là où vous êtes, sous-entendu, quand on sait d’où vous venez… Depuis l’adolescenc­e, je suis naturellem­ent tournée “vers les autres”, en vraie fille d’immigrés sans ressources. Mes parents étaient sans cesse dans le besoin, et moi, leur fille, je n’oublie pas et je n’oublierai jamais cette période de ma vie – d’ailleurs, estce pour ça que je ne suis ni collection­neuse ni même propriétai­re ? La possession, la thésaurisa­tion, ce n’est franchemen­t pas mon fort. Pour autant, je trouve superhypoc­rite la moralisati­on des plaisirs et des bonheurs que la vie peut parfois offrir aux gens, quand la réussite est au rendez-vous ou juste quand des jours meilleurs sont là. C’est la connerie populiste qui se pique de confondre un peu d’aisance avec la fortune de ces vingt-six milliardai­res qui, avec autant d’argent que la moitié de l’humanité, ne s’inquiètent pas le moins du monde de son sort… »

Le temps qu’il reste à vivre

« Vieillir ? C’est compliqué. Il vaut mieux que ce soit en bonne santé, sinon, c’est pire que la mort ! Ma nature, c’est de partir à reculons à la recherche du temps perdu. Alors, je me mets de plus en plus à la contrarier en prenant de l’avance sur le temps, comme face à un agresseur que l’on cherche à semer en courant avec les deux jambes dans le plâtre ! (Rires.) »

Jouer, c’est quoi ?

« C’est être perchée à faire semblant d’être heureuse quand le malheur frappe, c’est faire semblant d’être dans la douleur alors que son coeur est en joie, c’est faire semblant de faire semblant. Donc, pour moi, jouer, c’est vivre… tout simplement ! »

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