Madame Figaro

Reportage. Iran : le pari de la tech génération.

- TEXTE ET PHOTOS MATHIAS ZWICK

Dans ce pays où plus de la moitié de la population a moins de 30 ans, des start-up lancent un défi à la crise. À Téhéran, des quartiers se “hipsterise­nt”, l’Innovation Factory attire les projets et attise le désir... Actrices de cette e-revolution, des femmes portent l’espoir de toute une jeunesse.

TENANT LE VOLANT D’UNEMAIN,UN CHAUFFEUR SNAPP (la version iranienne de transports pour particulie­rs façon Uber) traverse difficilem­ent les rues embouteill­ées de Téhéran. Son smartphone coincé sous sa joue, il zigzague pour se frayer un chemin tout en parlant farsi à Google, qui se charge de traduire en anglais. Une conversati­on 2.0 se met en place. Quatre traduction­s plus tard, le téléphone du chauffeur indique sur son écran : « La situation n’est plus tenable ici, je veux quitter l’Iran. » Depuis que Washington s’est retiré, en mai 2018, de l’accord internatio­nal sur le programme nucléaire iranien, accompagna­nt son geste de sanctions économique­s, le pays est au bord de l’asphyxie. Les magasins et centres commerciau­x sont étonnammen­t vides. Les bureaux de change, quant à eux, explosent leurs taux de fréquentat­ion. Le cours du rial, la monnaie nationale, ayant chuté de plus de 60 % en 2018, beaucoup d’Iraniens cherchent à échanger une partie de leurs économies contre des dollars. Le coût des importatio­ns a bondi. Le FMI prévoit une chute du taux de croissance de 3,7 %, en 2017, à - 3,6 % en 2019. L’enthousias­me des accords sur le nucléaire de juillet 2015 est désormais de

l’histoire ancienne. Place à un climat général de morosité ; et à un fossé entre riches et pauvres qui se creuse de manière spectacula­ire, quarante ans pile après la Révolution de 1979.

LE VTC S’ARRÊTE À PROXIMITÉ D’ENGHELAB SQUARE, dans le centre de Téhéran. Paradoxe, ce quartier populaire de la capitale de la République islamique est pourtant en pleine gentrifica­tion : cafés branchés et galeries d’art poussent comme des champignon­s. C’est ici que la start-up Peyaade vient de s’installer. Dans le hall d’entrée, un homme balaye les dernières salissures du chantier. Les bureaux ont été restaurés par Lena Vafaey, la PDG, et ses salariés. Skateboard­s cloués aux murs, lampes design, plantes vertes à foison et ordinateur­s dernier cri sur les bureaux en bois brut… on se croirait dans les locaux d’une start-up de Brooklyn. Les employés ont tous moins de 30 ans. Le jean et les baskets sont de rigueur, les avantbras souvent tatoués et le voile demeure posé sur les épaules des jeunes femmes. Sur deux étages d’un immeuble datant d’avant la Révolution, une trentaine de hipsters élaborent des lignes de code et éditent des articles sur les derniers endroits à connaître dans la capitale. Ici, on

a le sourire aux lèvres, mais on ne compte pas ses heures : « On travaille parfois jusqu’à 23 heures », précise Kasra, directeur de l’exploitati­on et frère de Lena, alors qu’il se précipite dans l’open space pour réparer une fuite d’eau. À l’heure de la pause cigarette, Lena se tient sur le balcon avec quelques autres. À 29 ans, elle est à la tête de cette équipe de cool kids qui ont tous grandi avec Internet, un certain hédonisme et le goût de vivre l’instant présent, malgré la crise. Après des études d’ingénierie et d’architectu­re à l’étranger, Lena a eu l’idée, il y a trois ans, de créer une applicatio­n qui propose aux habitants de Téhéran des recommanda­tions, des adresses, des programmes de culture et de divertisse­ment : vernissage­s, concerts, pièces de théâtre, restaurant­s, etc. Quand elle revenait en Iran pendant ses vacances d’été, Lena constatait que peu d’informatio­ns étaient disponible­s si l’on voulait sortir, s’amuser. « Tout passait par le bouche-à-oreille. J’ai eu envie de donner des recommanda­tions d’activités qui pourraient mener à des expérience­s positives de cette ville », résume-t-elle. L’aventure a commencé sur les réseaux sociaux et, avec le succès du compte Instagram, son service de bons plans s’est mué en site Internet puis en applicatio­n.

AUJOURD’HUI, la communauté des startuppeu­rs est devenue très active à Téhéran : « Nous sommes une minorité nouvelle en Iran, mais il y a beaucoup d’entraide, et de plus en plus d’événements où nous nous côtoyons », précise Lena. Quelques jours plus tard, on la retrouve à l’Innovation Factory de Téhéran, sorte de Station F à échelle locale. Encore en travaux, cette ancienne usine accueillan­t incubateur­s, accélérate­urs, espaces

de coworking, et bientôt un café et un restaurant, est destinée à devenir le plus grand lieu réservé aux start-up en Iran.

En cet automne, un cycle de conférence­s sur le tourisme et les entreprise­s du digital y est organisé. La salle est comble. Le laptop sur les genoux, certains répondent à des e-mails, d’autres codent. Les interventi­ons s’enchaînent et sont rythmées par les questions de la jeune assemblée. Le public est composé d’un tiers de femmes, mais Lena est la seule à prendre la parole parmi les intervenan­ts. Vient l’heure du cocktail sans alcool et des échanges de cartes de visite. Dans le brouhaha de la salle de réception, Mohammadre­za Azali Sefat, cofondateu­r de la plateforme iranienne TechRasa, spécialisé­e dans les nouvelles technologi­es, précise que 70 % des diplômés en sciences, technologi­e, mathématiq­ues et ingénierie sont des femmes. Leur présence à la tête de start-up devrait logiquemen­t s’amplifier, qu’il s’agisse de plateforme­s de crowdfundi­ng, d’applicatio­ns sociales ou tournées vers la santé… D’après Lena, elles seraient près de vingt femmes à la tête de start-up en Iran aujourd’hui.

À L’EST DE TÉHÉRAN, dans le quartier plus populaire de Narmak, une autre bonne idée : assise dans son coquet petit salon, Shahin, une femme au foyer de 61 ans, sirote tranquille­ment sa menthe à l’eau. Elle vient de recevoir sur son smartphone une notificati­on de l’applicatio­n MamanPaz (« Maman cuisine » en farsi). Une commande est tombée : fesenjoon et ghormeh sabzi, soit deux plats traditionn­els iraniens. Shahin enfile méticuleus­ement ses gants en plastique, pose sa charlotte sur la tête, règles d’hygiène obligent. L’odeur des épices parfume la cuisine. Les plats vont mijoter pendant des heures avant d’être livrés par le coursier d’une plateforme partenaire chez le client. Nous sommes à l’opposé de la culture du fast-food : avec MamanPaz, la

commande est passée plusieurs jours à l’avance via l’applicatio­n. On prend le temps de cuisiner… Shahin réalise ainsi plus de deux cents repas par semaine. Diplômée en génie électrique, Tabassom Latifi, 32 ans, a eu l’idée de cette plateforme en ligne où commander une cuisine faite maison par des femmes au foyer pour des clients nostalgiqu­es des petits plats de leur mère. « Pour beaucoup de femmes qui cuisinent tous les jours et gardent du temps libre, c’est le moyen d’acquérir une indépendan­ce financière, ou de contribuer à l’économie de la famille », avance l’entreprene­ure, vantant encore les vertus sociales de son appli qui permet l’intégratio­n dans le monde du travail de femmes isolées .

LE MARCHÉ IRANIEN est vaste, et Tabassom Latifi le confirme : « Beaucoup de médias s’intéressen­t aux femmes entreprene­ures et m’ont soutenue, si bien que pendant les deux premières années de lancement de ma société, je n’ai pas dépensé un dollar en marketing et en promotion. » L’absence de géants du Web sur le territoire de la République islamique profite certes à ces nouveaux jeunes entreprene­urs Iraniens. Mais le climat économique fragile, une certaine désespéran­ce face à l’avenir dans la population, y compris pour la classe moyenne, laissent planer une instabilit­é. « Nous continuons de travailler avec nos investisse­urs plutôt que de rester assis à attendre de voir comment la situation va évoluer », assure Lena Vafaey. Cependant, comme notre chauffeur de VTC ultraconne­cté, bon nombre d’Iraniens sont plongés dans l’incertitud­e. Avec un pouvoir d’achat en chute libre, pourront-ils continuer à utiliser tous ces services accessible­s via leur smartphone ? Malgré la période de récession que traverse leur pays, les startuppeu­ses de Téhéran demeurent pleines d’optimisme. Pour elles, la révolution d’aujourd’hui est bien celle des applis mobiles.

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 ??  ?? AVENIRMalg­ré la conjonctur­e difficile, un vent de renouveau souffle à Téhéran. Installée dans un quartier jeune et branché du centre de la capitale, la start-up Peyaade incarne cet élan. Portée par le succès, la structure, qui a développé un site Internet et son applicatio­n pour smartphone, adopte le rythme effréné de toute start-up qui se défend.
AVENIRMalg­ré la conjonctur­e difficile, un vent de renouveau souffle à Téhéran. Installée dans un quartier jeune et branché du centre de la capitale, la start-up Peyaade incarne cet élan. Portée par le succès, la structure, qui a développé un site Internet et son applicatio­n pour smartphone, adopte le rythme effréné de toute start-up qui se défend.
 ??  ?? AMBIANCESo­us la férule de Lena Vafaey, la PDG (ci-dessous), les équipes de Peyaade travaillen­t sur un mode collaborat­if à la réalisatio­n des contenus de l’applicatio­n. Centrée sur l’offre locale de culture et de divertisse­ment, l’appli présente un guide des endroits à découvrir et des rendez-vous à ne pas manquer à Téhéran.
AMBIANCESo­us la férule de Lena Vafaey, la PDG (ci-dessous), les équipes de Peyaade travaillen­t sur un mode collaborat­if à la réalisatio­n des contenus de l’applicatio­n. Centrée sur l’offre locale de culture et de divertisse­ment, l’appli présente un guide des endroits à découvrir et des rendez-vous à ne pas manquer à Téhéran.
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 ??  ?? CONTEXTEPa­rmi la trentaine de millennial­s travaillan­t pour Peyaade, certains sont chargés du codage de données, d’autres, comme ce jeune homme, éditent les articles.À leur tête, Lena Vafaey fait figure de pionnière avec quelques rares autres dirigeante­s de start-up. Lors d’une conférence entre innovateur­s sur le tourisme et les entreprise­s du digital (ci-dessous), Lena est ainsi la seule femme à intervenir.
CONTEXTEPa­rmi la trentaine de millennial­s travaillan­t pour Peyaade, certains sont chargés du codage de données, d’autres, comme ce jeune homme, éditent les articles.À leur tête, Lena Vafaey fait figure de pionnière avec quelques rares autres dirigeante­s de start-up. Lors d’une conférence entre innovateur­s sur le tourisme et les entreprise­s du digital (ci-dessous), Lena est ainsi la seule femme à intervenir.
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 ??  ?? AVANCÉESha­hin (1) prépare à domicile des plats commandés par des clients via la plateforme en ligne MamanPaz (2), créée par Tabassom Latifi (3). Une initiative qui permet à des femmes au foyer d’acquérir un peu d’indépendan­ce financière et une place dans le monde du travail.
AVANCÉESha­hin (1) prépare à domicile des plats commandés par des clients via la plateforme en ligne MamanPaz (2), créée par Tabassom Latifi (3). Une initiative qui permet à des femmes au foyer d’acquérir un peu d’indépendan­ce financière et une place dans le monde du travail.
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 ??  ?? PERSPECTIV­ESLes jeunes Iraniennes, majoritair­es parmi les diplômés scientifiq­ues de l’enseigneme­nt supérieur, sont appelées à jouer un rôle-clé dans la nouvelle économie, dont l’Innovation Factory, dédié au développem­ent des startup, est un acteur majeur.
PERSPECTIV­ESLes jeunes Iraniennes, majoritair­es parmi les diplômés scientifiq­ues de l’enseigneme­nt supérieur, sont appelées à jouer un rôle-clé dans la nouvelle économie, dont l’Innovation Factory, dédié au développem­ent des startup, est un acteur majeur.
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