Madame Figaro

Interview : Aurélien Barrau.

CET ASTROPHYSI­CIEN ET PHILOSOPHE, SOUTENU PAR JULIETTE BINOCHE, INCARNE L’ACTUEL RÉVEIL CITOYEN FACE À LA CATASTROPH­E ÉCOLOGIQUE ANNONCÉE. TRIBUNES PERCUTANTE­S, VIDÉOS VIRALES… SA PENSÉE RADICALE ET POÉTIQUE RAYONNE DE PLUS EN PLUS.

- PAR DALILA KERCHOUCHE / PHOTOS LOUIS TERAN

Avec son look de rock star et son aura d’astrophysi­cien, il détonne autant qu’il séduit. Depuis la démission de Nicolas Hulot fin août 2018, exaspéré par l’inertie politique, Aurélien Barrau s’impose comme le nouveau héraut d’une écologie d’urgence. Son premier coup d’éclat ? Une tribune choc publiée dans Le Monde le 3 septembre dernier et soutenue par Juliette Binoche, qui lui a ouvert son carnet d’adresses. Deux cents stars (Kristen Stewart, Patti Smith, Isabelle Adjani, Sophie Marceau…) et d’éminents scientifiq­ues (Jean Jouzel, Carlo Rovelli…) ont signé cet appel radical pour une action politique « ferme et immédiate » face au changement climatique. Qui est Aurélien Barrau ? Père de deux ados, marié à une astrophysi­cienne, ce libre penseur de 45 ans vit à Grenoble. Professeur à l’université Grenoble-Alpes, astrophysi­cien au Laboratoir­e de physique subatomiqu­e et de cosmologie du CNRS, ce spécialist­e des trous noirs est aussi docteur en philosophi­e diplômé de la Sorbonne, et passionné de poésie. Né à Neuilly-sur-Seine – d’un père ancien journalist­e à France Inter et d’une mère au foyer, et son oncle est le cinéaste Claude Nuridsany, coauteur de Microcosmo­s avec Marie Pérennou –, cet esthète a officié comme conseiller scientifiq­ue sur le tournage du film de science-fiction High Life, de Claire Denis. Rencontre avec ce nouvel astre de la galaxie green.

MADAME FIGARO. – Depuis votre appel des 200 à sauver la planète, publié dans Le Monde juste après la démission de Nicolas Hulot, vous menez votre combat avec une grande déterminat­ion. D’où vous vient-elle ?

AURÉLIEN BARRAU. – Je suis un homme qui doute. Et c’est sain, car je n’aime pas l’impérialis­me intellectu­el. Mais j’ai aussi des conviction­s fortes. En tant que scientifiq­ue, je suis sûr d’une chose : dans un monde fini, une croissance exponentie­lle n’est durablemen­t pas possible. En physique, on appelle cela une instabilit­é. Cela signifie que, d’ici à trente ans, notre système planète Terre va se crasher. Les signes alarmants se multiplien­t. L’ONU annonce entre 200 et 800 millions

de réfugiés climatique­s d’ici à 2050. On assiste à un effondreme­nt global de la biodiversi­té. Même les espèces les plus communes de nos campagnes disparaiss­ent. Au rythme actuel, dans quelques décennies, il ne restera presque plus rien.

Les humains et la plupart des espèces vivantes sont en situation critique. La vie sur Terre est clairement menacée.

Vous vous êtes lié d’amitié avec Juliette Binoche sur le tournage du film de Claire Denis, High Life, où vous étiez conseiller scientifiq­ue. Quelle vision de l’écologie partagez-vous ?

Nous avons les mêmes diagnostic­s sur ce qui se passe, les mêmes désirs sur ce qui devrait se produire, mais nous n’avons pas la même analyse sur les moyens d’y parvenir. Avec Juliette, on n’est pas d’accord sur tout, et c’est ce qui est beau. Elle est favorable à l’initiative individuel­le, aux petits gestes. Elle a raison, il faut que chacun fasse un effort. Mais, pour moi, ce n’est pas le salut. Je crois que nous sommes faibles. Et moi le premier ! C’est parce que je vois ma propre faiblesse que je pense qu’il faut des mesures politiques un peu coercitive­s.

Comment analysez-vous l’état de la planète ?

Il y a trois catastroph­es en cours. D’abord, nous transformo­ns la Terre en étuve. En ce moment, on s’interroge pour savoir si l’on va réussir à limiter le réchauffem­ent de la planète en dessous de 2 degrés d’ici à 2100. Or, selon la trajectoir­e actuelle des émissions de gaz à effets de serre, si on extrapole, dans un siècle, on sera à plus 6 degrés. Certains pensent qu’il faut augmenter l’effort. Il ne faut pas l’augmenter, il faut déjà le commencer ! L’an dernier, nous avons battu tous les records d’émission de gaz à effets de serre. Second problème : l’étiolement drastique des espaces de vie. On a colonisé l’ensemble des territoire­s et transformé la planète en parking de supermarch­é. On déforeste de plus en plus, et la superficie des villes augmente rapidement. Cet expansionn­isme humain doit cesser. Arrêtons de penser que les territoire­s non encore humanisés sont vierges. Ils sont occupés par d’autres vivants. Et le troisième problème ?

C’est la pollution. L’océan de plastique dans le Pacifique fait trois fois la taille de la France. Et sa masse augmente de façon exponentie­lle. Que fait-on ? On interdit les cotonstige­s et les pailles en plastique. C’est ridicule ! Il ne faut pas enlever le plastique des océans, mais cesser d’en mettre. L’État du Maharashtr­a, en Inde, où se situe la ville de Bombay, a interdit le plastique. C’est possible à grande échelle, à condition d’en avoir le courage politique.

En 2017, 15 000 scientifiq­ues de 184 pays ont lancé un cri d’alarme sur la dégradatio­n de la planète. Pourquoi les politiques peinent-ils à réaliser la gravité du problème ?

Dès les années 1960, des scientifiq­ues ont donné l’alerte, comme René Dumont ou Théodore Monod. Je me souviens de l’hilarité de la classe politique qui les prenait pour de doux dingues. Or, ce sont eux qui avaient raison. Les imposteurs, en réalité, sont les adeptes de la religion de la croissance, qui disent : « Nous sommes face au gouffre, accélérons. » On ne doit plus les écouter. On doit rire de leur discours. Le sérieux doit changer de camp. Je parle d’un « sérieux » éthique, dont l’enjeu, gravissime, est de sauver la vie sur Terre.

Deux millions de citoyens ont signé en janvier la pétition L’Affaire du siècle, lancée par quatre ONG, afin de porter plainte contre l’État français pour inaction climatique. Assiste-t-on à un réveil citoyen ?

C’est la pétition la plus signée de l’Histoire. Il y a une effervesce­nce, et c’est formidable. J’ai participé à la vidéo de soutien. Mais il faut être pointu : que signifie porter plainte contre l’État ? Signer une pétition n’engage pas à grand-chose. La vraie question serait : « Est-on prêt à faire des efforts ? » Car l’État, c’est nous. Nous allons en fait obliger l’État à nous obliger à faire des efforts.

Quelles mesures préconisez-vous ? Il faut qu’on se déplace moins. Mais augmenter les taxes sur le carburant, c’est injuste. Les plus aisés, dont je suis, seront peu impactés. L’effort doit être global, porté par tout le monde, et notamment ceux qui en ont les moyens. Une part de l’inaction politique s’explique par la pression des lobbys. Des multinatio­nales ont des chiffres d’affaires plus grands que le budget de certains États. Il faut réduire leur influence et s’assurer que ces grands groupes cessent de polluer impunément. À l’échelle individuel­le, il faut ringardise­r les comporteme­nts toxiques pour la planète. Aujourd’hui, de nombreuses marques de luxe abandonnen­t la fourrure. Il faut aussi fuir le surpackagi­ng, manger moins de viande, produire et consommer local… Il faut réinventer notre

« habiter la Terre », renoncer à tout ce qui détruit la nature et partager les richesses. Il faut une révolution au-delà des petits gestes.

Comment ce désir de protéger la planète est-il né en vous ?

Je n’ai pas beaucoup de qualités réelles, et ce n’est pas de la fausse modestie. La seule que je me reconnaiss­e serait un don d’empathie. Je n’arrive pas à être indifféren­t à la souffrance des autres. Les autres, cela commence par les autres vivants, c’est-à-dire les animaux. À l’école, je voyais des enfants torturer des insectes. Devant cette cruauté, j’étais dévasté. Pour moi, la légitimité d’un être à exister ne devrait pas être indexée à sa proximité avec nous. Je n’ai pas d’affectivit­é particuliè­re pour les vers de terre, par exemple, je ne les trouve pas mignons. Mais quand je jouais au tennis avec mon père à la campagne, il m’arrivait de passer une heure à retirer les vers de terre du terrain pour éviter de les écraser. Rien d’héroïque : cela m’était simplement insupporta­ble.

Vous avez lancé en janvier l’appel pour un « lundi vert », sans viande ni poisson, signé par 500 personnali­tés. Pourquoi ?

Parce que l’excès de consommati­on carnée est dramatique. En termes d’éthique, ce qui se passe dans les abattoirs est insoutenab­le. D’autant qu’avant cette mise à mort prématurée, les animaux n’ont pas eu de vie. Au niveau de la santé publique, l’excès de viande a des conséquenc­es négatives, c’est médicaleme­nt établi. Enfin, l’industrie de la viande est dévastatri­ce pour la planète, car c’est la plus polluante, encore plus que les transports. Elle est indéfendab­le.

Passionné d’art, vous avez collaboré avec le plasticien danois Olafur Eliasson. Quel rôle les artistes peuvent-ils jouer pour sauver la planète ?

Un rôle considérab­le.

Ils font germer des mondes nouveaux, des territoire­s symbolique­s qui redéfiniss­ent nos désirs, nos valeurs et nos velléités de transforma­tion. Lors de la COP 21 en 2015, l’installati­on

d’Olafur Eliasson, composée de morceaux d’icebergs qui fondaient devant le Panthéon, à Paris, donnait à voir la fragilité de notre monde.

Comment réenchante­r notre rapport au monde ?

Le philosophe de l’art Arthur Danto parle de transfigur­ation du banal. Regardons la beauté mourante autour de nous, les platanes de nos villes, les oiseaux de nos campagnes… Il y a une singularit­é inouïe dans chaque bribe du réel. Réenchante­r notre rapport au monde, c’est considérer l’homme comme partie intégrante de la nature. C’est scientifiq­uement vrai, éthiquemen­t nécessaire et philosophi­quement exaltant. La transition écologique ne devrait plus être un effort, mais un enchanteme­nt. Toutes les initiative­s pour s’extraire de l’actuel schéma mortifère doivent être encouragée­s à titre expériment­al. La Nouvelle-Zélande, la Colombie ou l’Inde donnent des droits à des fleuves, des forêts ou des montagnes. Il faut retrouver une sacralité du vivant. Théodore Monod disait : « Tout est possible pour celui qui aime. » Aimer, ce n’est pas juste un pouvoir d’extase, c’est un devoir d’action et de transgress­ion. On est libre de recréer un monde non assujetti à nos possession­s, de développer une économie de l’amour. De prédateur de la planète, l’homme pourrait enfin devenir un membre respectabl­e de la grande tribu des vivants.

Les humains et la plupart des espèces vivantes sont en situation critique

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Aurélien Barrau.

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