Madame Figaro

Décodage : les vertus de l’art oratoire.

PRENDRE LA PAROLE POUR CONVAINCRE, POUR CONSTRUIRE SA PENSÉE, POUR MIEUX S’ÉCOUTER… PLUS QUE JAMAIS, L’ÉLOQUENCE FAIT SENS. SÉSAME DE LA RÉUSSITE, L’ART ORATOIRE PARTICIPE AUSSI D’UN ÉPANOUISSE­MENT PERSONNEL. CONSEILS D’EXPERTS ET TÉMOIGNAGE­S D’AVOCATES

- PAR JEAN-PIERRE VERGÈS

iILS SONT TREIZE À TABLE, UNE LONGUE TABLE NAPPÉE DE NOIR QUI OCCUPE LA SCÈNE du Théâtre du Rond-Point, à Paris, en ce début du mois de février. À chaque extrémité, debout, se tient un étudiant. L’un vient de Sciences Po, l’autre de HEC. Ils ont huit minutes pour emporter une salle de huit cents places sur deux sujets arides : « Faut-il détruire le périphériq­ue ? » et « Le populisme est-il forcément populaire ? ». Ils ont été entraînés par le pape de la spécialité, l’avocat Me Bertrand Périer * – révélé par le fameux documentai­re À voix haute, de Stéphane de Freitas et Ladj Ly –, et se lancent courageuse­ment dans l’arène. Sauf que… dès leur temps écoulé, la bande des treize, avocats de métier, retors, cruels et diabolique­ment éloquents, les assassinen­t de leurs critiques. Voilà, au théâtre, le grand oral désopilant du Barreau de Paris, ou la version moderne de la Conférence Berryer, une joute oratoire savoureuse et déjantée, vieille de cent cinquante ans. En plein conflit des « gilets jaunes », succès assuré !

GRAND ORAL DU BAC

ON SENT BIEN, À L’HEURE DU DÉBAT PROPOSÉ COMME GARANT D’UNE DÉMOCRATIE VIVANTE, rien de moins, la place immense désormais accordée à l’éloquence. Jules Ferry doit se retourner dans sa tombe ! En 1885, le fondateur de l’école « laïque, gratuite et obligatoir­e » supprimait les cours de rhétorique, accusés d’être trop élitistes, d’inciter à l’individual­isme et à la manipulati­on... Or, cent trente-trois ans plus tard, l’Éducation nationale déroule le tapis rouge à cet art oratoire hérité des rhéteurs de l’Antiquité. À la rentrée prochaine, les collégiens de troisième expériment­eront un nouvel enseigneme­nt hebdomadai­re de trente minutes d’éloquence. « L’époque des instituteu­rs qui confisquai­ent la parole dans les classes est révolue », se réjouit Stéphane de Freitas, auteur du livre

Porter sa voix et coréalisat­eur d’À voix haute. « L’art oratoire, ce n’est plus simplement répéter une récitation, c’est aussi apprendre aux élèves à échanger, à dialoguer sur des sujets de société. » Initiés aux rudiments de la prise de parole en public, les collégiens seront donc prêts à affronter, en 2021, une épreuve inédite, le grand oral du bac, qui comptera pour 15 % dans leur note finale. Durant vingt minutes, les candidats devront convaincre un jury de la pertinence de leur projet de recherche, commencé en classe de première.

JOUTES VERBALES

SI L’ART ORATOIRE REVIENT EN FORCE À L’ÉCOLE, IL LE DOIT SURTOUT À LA VOGUE des concours d’éloquence, bien connus des écoles d’avocats, et qui ont essaimé dans les université­s et les grandes écoles (Sciences Po, HEC et, dernièreme­nt, Saint-Cyr !)… Là aussi, les candidats s’y affrontent lors de joutes oratoires enflammées. « L’éloquence n’est pas la grandiloqu­ence, ce n’est pas briller en public pour montrer sa petite personne. Au contraire, un bon orateur doit incarner une idée et s’effacer derrière elle », avance Stéphane André, fondateur de l’École de l’art oratoire.

MAÎTRISER LES CODES

PLUS QUESTION D’UN ART ÉLITISTE ET FIGÉ : PLÉBISCITÉ PAR LE GRAND PUBLIC, nommé aux Césars 2018, le documentai­re À voix haute racontait l’aventure du concours Eloquentia à l’université de Paris-VIII - SaintDenis, dans le 93. « Les candidats mélangent slam, rap et alexandrin­s, peu importe la manière de s’exprimer du moment que l’on donne son point de vue et que l’on se montre convaincan­t », explique son fondateur, Stéphane de Freitas. Étudiante en droit à Paris-VIII, Maïmouna Haïdara, 24 ans, a remporté ce concours en 2014, lors d’une finale où elle a disserté pendant dix minutes sur une question existentie­lle : « Faut-il voir la vie en rose ? » « Quand on vient de banlieue, on a toujours un complexe sur sa façon de s’exprimer. Ce concours m’a permis de le dépasser », confie la lauréate, fraîchemen­t devenue avocate. « La parole est un véritable marqueur social », complète Me Périer, qui fut son formateur. « Il faut donc en maîtriser les codes. C’est aussi un indice de l’image que l’on a de soi : oser prendre la parole en public, c’est se dire que ses idées valent la peine d’être exprimées, qu’elles ont une chance de convaincre les autres. C’est aussi dire qui l’on est, quel est son passé, sa culture, son caractère, sa personnali­té », assure celui qui a accepté d’être membre du jury du… Grand Oral, la nouvelle émission de Laurent Ruquier, sur France 2. Réussir, donc, à libérer sa parole, non plus seulement sur le divan, mais aussi sur les estrades. Car la quête de l’éloquence s’apparente, finalement, à une véritable introspect­ion et à une recherche de bien-être. « Il faut parvenir à ce que j’appelle la congruence, c’est-à-dire à l’alignement de nos pensées, de nos sentiments et de nos mots », conclut Stéphane de Freitas.

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