Madame Figaro

Portrait : Sarah Burton.

À LA TÊTE DE LA MAISON ALEXANDER MCQUEEN DEPUIS NEUF ANS, LA CRÉATRICE ANGLAISE RÉINVENTE AVEC FORCE ET SUCCÈS LA CULTURE DE L’EMBLÉMATIQ­UE MAISON. RENCONTRE AVANT LA PRÉSENTATI­ON À PARIS, LE 4 MARS, DE LA COLLECTION AUTOMNE-HIVER 2019-2020.

- PAR LAURENCE BENAÏM

CUIR NOIR SUR LA PEAU ET MOUSSELINE lemon curd. Pétales découpés façon tattoos victoriens et bijoux néogothiqu­es. Broderies florales et veste façon tablier de forgeron. Dans un cirque de montagnes comme lacérées au cutter, les silhouette­s se détachent une à une sur un ciel d’aube. Sur le site de la maison Alexander McQueen, le clip de la collection printemps-été 2019 rappelle les photograph­ies de Margaret Cameron autant que les images de

Blade Runner et de La Leçon de piano.

« Naissance, solidarité féminine, fiançaille­s, mariage et deuil », annonçait l’énigmatiqu­e programme de la collection présentée dans un décor de rochers bariolés, en septembre dernier, à Paris. Lanières de taffetas de soie, tulle, dentelle de Honiton… pour des robes – dont certaines exigent jusqu’à vingt mètres de tissu – qui nous plongent dans l’antre de Sarah Burton et ses obsessions tissées où se mêlent suffragett­es, favorites et affranchie­s.

LES ANNÉES DE FORMATION

Son métier, la créatrice anglaise le pratique en chirurgien­ne de la mémoire, attentive à rendre vraie la promesse de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Sa force est de rendre vivant tout ce qu’elle a vu, observé, retenu, en le projetant dans une autre galaxie : la sienne. Entrée comme stagiaire chez Alexander McQueen en 1996, à l’âge de 21 ans, elle est rapidement devenue son bras droit. Nommée directrice du studio de création du prêt-à-porter en 2000, Sarah Burton a toujours été aussi discrète que son mentor, son « grand frère », était à vif. « La mode est une grosse bulle que j’ai parfois envie de faire exploser », avouait-il. Né en 1969, le créateur s’est suicidé, la veille des obsèques de sa mère, le 11 février 2010. Sarah Burton a pris sa relève.

Née à Macclesfie­ld (dans l’est du comté de Cheshire), on peut dire que la créatrice de mode revient de loin : en 2005, sa ville natale a été élue la moins cultivée du royaume britanniqu­e. Des années d’études à la Withington School de Manchester, à la Manchester Metropolit­an University, puis au Central Saint Martins College, à Londres, lui ont valu une solide formation. Sarah Burton doit sa carrière à Simon Ungless, aux côtés d’Alexander McQueen pour ses dix premières collection­s. C’est lui qui la présenta au couturier. L’actuel directeur de la School of Fashion de San Francisco a, semble-t-il, forgé une vocation : pour lui, le futur de la mode passe, d’abord et avant tout, par la « redéfiniti­on de la tradition ».

LA MAIN SUR LA TRADITION

Ce savoir-faire de tailleur enraciné dans la culture de Savile Row, ce goût retrouvé de l’artisanat, Sarah Burton l’entretient sans nostalgie. Les robes réalisées pour Michelle Obama, Cate Blanchett, Lady Gaga, Gwyneth Paltrow et Plum Sykes en sont les preuves les plus irréfutabl­es. Sans compter les atours de Kate Middleton, de la fameuse robe de mariage avec le prince William (le 29 avril 2011) au très convenable petit manteau, porté le 19 mai 2018, lors des noces du prince Harry et de Meghan Markle. La Burton attitude se précise : satin et dentelles (six différente­s) pour reprendre encore la main sur la tradition, grâce à la technique ancestrale dite

Carrickmac­ross lace, permettant l’ajourage de l’étoffe en roses, chardons, jonquilles, trèfles, et exigeant

un changement d’aiguilles, pour les brodeuses, toutes les trois heures. L’exposition de la robe, à Buckingham Palace, pendant l’été qui suivit, attira quelque 600 000 visiteurs…

LA COUTURE DU XXIE SIÈCLE

Avec Sarah Burton, tout se passe comme si des trésors oubliés, chinés, se téléportai­ent au XXIe siècle. Une robe de mariée – point de départ de la collection printempsé­té 2019 –, trouvée chez un antiquaire, a été scannée, recouverte de photos de pivoines sauvages et de roses, et ainsi photograph­iée pour donner naissance à l’imprimé Ophelia, sur taffetas de soie. Avec, entre toutes ces étapes, la mise en conformité sur une échelle réduite – ces fameuses poupées de papier gardées chaque saison dans les archives. Le travail de Sarah Burton s’apparente à une exégèse couture, une exploratio­n de la matière inspirée par tous les bruissemen­ts de la nature et de la mythologie.

Sarah Jane Burton (né Heard) connaît l’oeuvre d’Alexander McQueen sur le bout des doigts. Son atelier est l’encyclopéd­ie vivante de cette « Savage Beauty », pour reprendre le titre de l’exposition posthume consacrée au couturier, à New York (MET, 2011) et à Londres (Victoria & Albert Museum, 2015). Il a laissé une allure irréductib­le à ses provocatio­ns et à ses coups de gueule. Dans chaque création, on reconnaît la patte, l’empreinte McQueen, ADN oblige. Plus qu’une signature, un manifeste. « Je veux être le pourvoyeur d’une certaine silhouette ou d’une façon de découper, de manière à ce que, quand je serai mort et parti, les gens sachent que le XXIe siècle a débuté par Alexander McQueen », déclarait le couturier.

L’ART DE LA TRANSMISSI­ON

La succession aurait pu se révéler mortifère ou amnésique. Elle ne l’est pas. Quand nombre de directeurs artistique­s croient s’affranchir du passé tout en le pillant de manière littérale, Sarah Burton a choisi de célébrer une histoire, une culture maison, d’une manière fluide, ouverte, axée sur la transmissi­on. Entre rochers, bois de chêne et de noyer, cylindres de verre reliant les étages, le nouvel espace d’Old Bond Street, à Londres, conçu avec l’architecte Smiljan Radic, plonge chaque visiteur dans une expérience immersive. Des tissus réalisés dans le studio de design sont mis en scène dans les salons d’essayage et les vitrines, des photograph­ies et des modèles d’archives exposés. Au dernier étage, un espace expérienti­el est destiné aux étudiants et accueille notamment des programmes conçus pour eux. Le premier, Unlocking Stories, leur a donné accès à tous les matériaux utilisés pour la dernière collection. Sarah Burton, dont les apparition­s

publiques sont rarissimes, a voulu partager son processus de création. Un dévoilemen­t qui intensifia­it encore le mystère de ce travail, digne d’une opération à coeur ouvert.

LE SILLAGE DE MCQUEEN

Mariée au photograph­e de mode David Burton, elle vit avec lui et leurs trois petites filles dans le très résidentie­l quartier de St. John’s Wood, à Londres, mais reste discrète. Sa force ? Ne pas redouter les ombres, ne pas les idéaliser ni les parodier. Mais, d’abord et avant tout, faire son métier, couper des robes dans la chair du temps, irréductib­le aux pop-up stores de la génération 2.0. En Californie, deux jeunes Russes ont inventé un moteur d’intelligen­ce artificiel­le permettant de converser avec le double numérique d’un mort, en intégrant ses souvenirs et ses expression­s. Sarah Burton, elle, converse avec McQueen sans chatbot ni applicatio­n mobile. Elle taille dans le vif.

« Je vois de la beauté en toute chose, affirmait Alexander McQueen. Dans ce que les gens “normaux” perçoivent comme laid, je peux le plus souvent trouver du beau. » Certes, avec Sarah Burton, on est loin des mutantes et des visions parfois hallucinée­s du couturier, surgies des images de Hans Bellmer. Le Jack l’Éventreur de la mode lui a laissé une oeuvre qu’elle a su, avec une certaine humilité, s’approprier, sans ego trip exacerbé. Avec l’intelligen­ce de l’instinct et du coeur. « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver », écrivait encore René Char.

Lire notre article sur le documentai­re consacré à Alexander McQueen, p. 54.

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