« Venise sous les maux»,
Il y a longtemps, Paul
Morand écrivait, en un trait d’esprit :
« Venise se noie, c’est ce qui pouvait lui arriver de plus beau. » S’il était encore de ce monde, l’académicienvoyageur n’aurait sans doute plus la force de plaisanter.
Car Venise se meurt, bel et bien envahie par les eaux. Les vaporettos sont emportés par les crues et viennent s’échouer comme des baleineaux sur des quais détrempés ou se fracasser contre les façades des palais. Des gondoles vides s’en vont dériver sur la lagune, dans une atmosphère sépulcrale. Des églises sont endommagées et, avec elles, des trésors inestimables qui avaient réussi jusque-là à traverser les siècles sans encombre. Des silhouettes fantomatiques portant des cuissardes avancent péniblement à contre-courant de flots boueux. Les pigeons se mettent au sec et observent en surplomb le désastre à l’oeuvre. Les fondations vacillent. Venise se meurt aussi engloutie sous le défilé ininterrompu de touristes venus du monde entier, déversés par des paquebots de croisière gigantesques, qui la défigurent et l’endommagent. Elle meurt, capturée dans des téléphones portables dernier cri, partagée à l’infini, devenue banale à force d’être montrée ; finalement vidée de son sens. Elle meurt, abandonnée à regret par ses vieillards qui ne la reconnaissent plus, par sa jeunesse qu’elle n’intéresse plus ; d’ailleurs, bientôt il n’y aura plus de Vénitiens. Venise se meurt, enfin, gangrenée par la corruption, par l’argent sale tombé entre de sales mains, par les malfaçons et les inexplicables retards qui entachent la construction des digues qui devaient la sauver. Oui, Venise qu’on croyait éternelle, dont on était certain qu’elle demeurerait au milieu de l’éphémère, meurt de la folie des hommes, de la prévarication de quelques-uns, et sous les coups de boutoir d’une modernité vulgaire. D’une certaine manière, à elle seule, elle résume les maux de l’époque. D’une certaine manière, quand Venise meurt, c’est nous qui mourons.