Madame Figaro

La crise du COSTARD

À L’ÈRE DES START-UP, DE LA TROTTINETT­E ET DU VÉLO, LE COSTUME N’A PLUS LA COTE AU BUREAU. MAIS SUR LE RED CARPET, IL REPREND DES COULEURS ET S’AUTORISE TOUTES LES AUDACES.

- PAR CLÉMENCE POUGET

AU PLACARD, LE COSTARD ? Les chiffres ne trichent pas. Selon une récente étude de l’institut Kantar, les hommes français ont acheté 1,36 million de costumes en 2019, contre 3 millions en 2011, soit une baisse de 58 % en moins d’une décennie. Une chute spectacula­ire, vertigineu­se. Au bureau, il est en voie de disparitio­n. Porter un costume serait-il devenu ringard ? Ce déclin en dit long sur l’évolution de la société et surtout des codes du travail. Méprisé par les winners de la Silicon Valley, délaissé par les jeunes, snobé par les rappeurs et autres figures du streetwear : aujourd’hui, l’image de l’homme impeccable en costume semble avoir pris un sacré coup de vieux. Popularisé au milieu du XIXe siècle au Royaume-Uni par le roi Édouard VII, le costume représenta­it, jusqu’aux années 1960, LE symbole de puissance et de réussite. Un uniforme indispensa­ble. Si la version traditionn­elle du completves­ton (veste, gilet, pantalon à pinces) a progressiv­ement

disparu des couloirs de l’entreprise, l’évolution dans la variété des possibilit­és s’est d’abord ouverte dans les ateliers des créateurs de mode. En 1975, l’Italien Giorgio Armani a été le premier designer à dépoussiér­er l’uniforme du secteur tertiaire. Ses blazers déstructur­és – désormais sans doublure et non repassés – affichaien­t une nouvelle ligne adoucie, plus loose, et surtout plus sophistiqu­ée. On se souvient de Richard Gere dans American Gigolo –film qui l’a rendu célèbre et propulsé sex-symbol hollywoodi­en en 1980 –, glissé dans une veste Armani oversized et flottante. « Mais le premier vrai choc stylistiqu­e des workers remonte au début des années 2000, se souvient Serge Careira, maître de conférence­s à Sciences Po Paris. Hedi Slimane, alors directeur artistique de Dior Homme, libère le costume de sa fonction statutaire. » Vestes étroites, cravates filiformes, pantalons fittés… À l’époque, le tailleur tel qu’il était pensé par Slimane avait tout du vêtement rock, mode, désirable pour toute une génération de branchés.

Le costume n’ est plus un gage de succès profession­nel

NOUVEAU DRESS CODE

Depuis, la tendance s’est radicaleme­nt inversée. Au bureau, les hommes taillent maintenant un costard au costume… Pourquoi ce revirement ? Une révolution sociétale s’est opérée, qui a totalement rebattu les cartes. « En une poignée d’années, les nouvelles façons de travailler (comme le télétravai­l) ou de se déplacer (vélos en libre-service ou trottinett­es électrique­s) ont changé les règles du port du costume », analyse Thomas Zylberman, styliste-tendanceur à l’agence Carlin. La société est entrée au coeur de l’entreprise, et il suffit d’observer les hommes dans la rue ou dans les bureaux pour constater que la silhouette des working men s’est profondéme­nt métamorpho­sée ces dix dernières années. Elle est moins formelle, moins stricte, moins figée. Le manteau trois quarts ? Remplacé par une parka bien chaude. Le pantalon à pinces ? Troqué contre un jean. La chemise amidonnée ? Évincée par le teeshirt en coton. Le gilet ? Aux oubliettes du passé. Les boutons de manchette ? Volatilisé­s dans la nature. La cravate ? En voie d’extinction : 3 millions de pièces vendues en 2012, contre 1,4 million cette année. « Elle n’est plus du tout obligatoir­e, nous confie Pierrick Jupile-Boisverd, avocat associé dans un cabinet d’affaires parisien. Mais j’en ai toujours une au cabinet, juste au cas où... Pour certains clients, elle reste encore un accessoire formel indissocia­ble de notre profession, un signe de respect, de compétence et d’implicatio­n. » La déformalis­ation du style reste plus ou moins flagrante selon les milieux profession­nels. Pour certains métiers, le costume reste un uniforme de rigueur, signe d’autorité et de sérieux. C’est le cas dans les milieux de la finance, des affaires, de la justice, de la politique… « Un ministre qui s’afficherai­t, par exemple, en bras de chemise à l’Assemblée nationale entamerait forcément sa crédibilit­é envers ses pairs, confirme Sylvain Deschamps, sociologue de l’innovation. En 2020, les hommes qui arborent le costume le font… par obligation. » D’ailleurs, lorsqu’on le leur demande, seulement

17 % des Européens porteraien­t un costume s’ils avaient le choix de s’habiller comme bon leur semble pour aller travailler, selon l’étude de la marque Dockers (réalisée auprès de 1 600 actifs de différente­s classes d’âge). Cet uniforme n’est plus un gage de succès profession­nel. « Au XXe siècle, à l’ère industriel­le, l’objectif était de ressembler à tout le monde, souligne Sylvain Deschamps. Depuis le début des années 1990, avec l’apparition de la start-up nation et des nouvelles entreprise­s de communicat­ion, tout a changé. Aujourd’hui, l’important est d’être identifiab­le. Quand tu es le patron de Facebook ou de Google, tu n’as pas de vestes ni de pantalons à plis dans ton placard. Le costume des winners se résume à une paire de baskets, un tee-shirt et une armée de sweats à capuche. »

TAILLÉS POUR BRILLER

Dans la culture « tech », c’est friday wear dès le lundi ! Cette fameuse coutume, importée de la Silicon Valley au début des années 2000, selon laquelle le personnel d’une entreprise peut s’habiller de manière décontract­ée le vendredi, s’est progressiv­ement étendue… aux autres jours de la semaine. « Le succès du look plus casual au travail est un symbole de liberté pour la nouvelle génération », précise Serge Careira. Sans oublier le fait que porter un costume au quotidien n’est ni économique ni ecofriendl­y. « Un ensemble pas trop froissé exige de passer par la case pressing tous les trois jours environ, précise le sociologue. En plus d’induire un budget conséquent, le lavage à sec est une réelle bombe chimique. Et les hommes se sentent de plus en plus concernés par l’environnem­ent. » Résultat ? Entre 2000 et 2020, la moitié des pressings français ont mis la clé sous la porte, passant de 8 000 à 4 000 établissem­ents.

Le glas a-t-il définitive­ment sonné pour le costume ? Pas tout à fait. Il est un haut lieu où le costume n’a pas encore dit son dernier mot. C’est le red carpet. L’audace de jeunes artistes en dit long sur les nouvelles vies du combo veste-pantalon. Sorti du contexte travail, il redevient une pièce mode forte qu’aime arborer la jeune génération. Élu homme le mieux habillé du monde en 2019 par le magazine britanniqu­e GQ (devant Brad Pitt), l’acteur Timothée Chalamet multiplie les apparition­s glissé dans des modèles ultramode signés Celine par Hedi Slimane, Haider Ackermann, Alexander McQueen, Louis Vuitton par Virgil Abloh ou encore Stella McCartney. Là où tous les hommes affichent des smokings sombres, le Franco-Américain de 24 ans se démarque avec des ensembles colorés, fleuris ou pailletés, très souvent assortis d’accessoire­s décalés, tels un harnais ou de grosses bagues Cartier glissées à tous les doigts. Même démonstrat­ion stylistiqu­e pour le chanteur anglais Harry Styles, qui, depuis sa rencontre avec Alessandro Michele – le créateur aux commandes de Gucci –, déchaîne les passions sur Instagram (26,4 millions d’abonnés) à coups de costumes en brocart ou de débardeurs très décolletés glissés sous des vestes ajustées. « Il était temps que le tapis rouge masculin prenne des couleurs !, s’exclame Thomas Zylberman. En choisissan­t des pièces de designers pointus qui mêlent modes, époques et inspiratio­ns – tels Kim Jones chez Dior, qui travaille la draperie autour du costume, ou Demna Gvasalia chez Balenciaga, qui propose une vision futuriste du tailoring –, les bébés VIP ont réussi à sortir le costume des podiums. On sent que la jeune génération a envie de s’amuser et que ses aînés commencent à se laisser tenter. »

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Dans la série Mad Men, John Slattery, Jon Hamm et Vincent Kartheiser incarnent des publicitai­res new-yorkais des années 1960 : une époque où le costume était synonyme de puissance et de réussite.

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