ÉDITO/« Au nom des pères», par Cécile Ladjali.
LLe féminisme devra enrôler les pères dans ses rangs s’il entend gagner la partie. En Iran, une conséquence inattendue du port du voile est que les familles, sentant leurs filles pénalisées, les ont massivement inscrites à l’université. Au pays de mon père biologique, le patriarcat a programmé son arrêt de mort en donnant aux filles les armes les plus dignes : le langage et la culture. On nous enseigne à l’école que le masculin l’emporte, et en même temps notre psyché têtue organise la dissidence. À l’heure où j’apprenais l’orthographe, j’affichais devant mon père adoptif une féminité de plus en plus manifeste, laquelle augmentait en proportion de sa gêne. Dans ces moments de joute intime, le masculin capitulait. Pire : les livres incitent parfois les filles à tuer leur père. L’amour contre nature – entre Peau d’âne et le Roi, Agnès et Arnolphe chez Molière, Lolita et Humbert Humbert dans le roman de Nabokov – oblige les jeunes filles à humilier le tyran afin d’échapper à leur rôle de victime. Électre, fomentant le meurtre d’Égisthe, est une figure incandescente de la vengeance. Antigone, arc-boutée devant Créon, devient la sublime incarnation de l’entêtement. Dans Aral, j’ai été parricide. Parmi les noms de condamnés à mort que découvre le héros figure celui de mon père biologique. Depuis, quand j’entre le nom du fantôme paternel sur Google, les moteurs de recherche me renvoient ironiquement à la page du roman.
Or « la fille de personne » a besoin d’un père pour exister. Luce Notte, mon héroïne, le recherche à travers deux écrivains : Kafka et Hedayat. Puis elle comprend qu’il n’y a pas un père, mais des pères, et qu’« il existe des filiations spirituelles plus puissantes que les forces du sang, des héritages tacites, des adoubements secrets ».
Je me suis inventé des pères : éditeur (intransigeant), psy (mutique), directeur de thèse (sadique), George Steiner (inoubliable),
Dieu (ironique). Pour ne plus être la fille de personne, j’ai choisi mes pères, puis gagné ma liberté.