Madame Figaro

Décryptage : la vie au masculin pluriel.

LA VIRILITÉ, SYNONYME DE SUPÉRIORIT­É ? L’ÉQUATION NE FAIT PLUS L’UNANIMITÉ. POUR SERGE RABIER, SOCIODÉMOG­RAPHE, IL Y A AUTANT DE MASCULINIT­ÉS QUE D’HOMMES ET IL EST TEMPS D’EN FINIR AVEC LES STÉRÉOTYPE­S, DÈS LE PLUS JEUNE ÂGE.

- PAR MAÏLYS KHIDER

LA PÉRIODE EST AGITÉE. Libération trop longtemps attendue pour certains, dangereux déclasseme­nt du mâle pour d’autres, la crise du genre est plus que jamais sur le devant de la scène. Ce que l’on a longtemps considéré comme le « masculin » et le « féminin » se rencontren­t, s’imbriquent, fusionnent. Il existe aujourd’hui – en Occident tout du moins – une multitude d’expression­s de sa masculinit­é (ou de sa féminité). Après des siècles de virilité imposée, les lignes sont redéfinies. Inquiétude­s et revendicat­ions s’expriment dans le cadre d’un débat polarisé, parfois extrême. Pour Serge Rabier, chercheur en sociodémog­raphie à l’université ParisDesca­rtes et spécialist­e en « genre et développem­ent » (1), questionne­r non pas la mais les masculinit­és est un travail que les chercheurs n’ont pas encore suffisamme­nt mené.

MADAME FIGARO. – Vous dites que les masculinit­és restent en 2020 un champ délaissé des études de genre. Pourquoi ?

SERGE RABIER. – Avant, et c’est de plus en plus remis en cause, injonction était faite aux hommes d’être forts, puissants. Une virilité perçue comme une forme de revendicat­ion exagérée d’être « homme », ou une expression exacerbée de la masculinit­é. L’ouvrage de référence d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire de la virilité (Éd. Seuil, 2011),

détaille comment les virilités se sont manifestée­s dans l’Histoire. Elles ont été plurielles, contradict­oires, mais toujours au service de la supériorit­é. Si cette ligne a persisté, c’est que le sujet de la masculinit­é lui-même est longtemps resté marginal. Les études de genre ont constitué un angle mort de la recherche. Françoise Héritier (anthropolo­gue et ethnologue mondialeme­nt reconnue pour ses travaux de déconstruc­tion des idées reçues sur le masculin et le féminin, NDLR) explique très bien cela. « Le point aveugle de l’anthropolo­gie, nous dit-elle (2), se situe dans le questionne­ment du statut du masculin. Et plus précisémen­t du masculin adulte […], la virilité adulte [dont] on ne parle pas. » On étudie depuis des décennies la dimension féministe, les mouvements collectifs de femmes, les avancées en matière de droits politiques, sociaux (avortement, contracept­ion) et économique­s (plafond de verre dans les entreprise­s)… Mais l’absence de questionne­ment sur les masculinit­és menace elle aussi les acquis des femmes. Or ces questionne­ments relèvent d’un long processus, qui ne peut pas se passer des hommes. Qui doit se faire avec eux.

Se questionne­r sur la masculinit­é, c’est donc aussi s’interroger sur le rôle des hommes dans les luttes féministes ?

Je commencera­is par dire qu’en défendant les droits des femmes on ne perd pas sa « masculinit­é ». Des hommes l’ont fait. Dès le XVIIIe siècle, le chevalier de La Barre a écrit sur le caractère anormal des différence­s de traitement entre hommes et femmes. Puis, on a vu grossir le nombre d’hommes sensibilis­és à ces inégalités violentes. Désormais, tous ne le clament pas, mais, au quotidien, de plus en plus composent avec leur carrière pour favoriser celle de leur femme, investisse­nt le terrain des tâches domestique­s, s’impliquent différemme­nt dans l’éducation des enfants. Les hommes ont commencé à s’affranchir des rôles genrés.

Pourquoi ces évolutions de la masculinit­é suscitent-elles aussi du rejet ?

Nous sommes en train de vivre une sorte d’éclatement, de diversific­ation dans l’expression de la masculinit­é. Une voie s’est ouverte. Nous sommes dans cette phase où les revendicat­ions et les témoignage­s sortent dans le désordre, et les levées de boucliers dans l’excès. Comme dans tout changement sociétal d’ampleur, les réactions sont vives, et les réticences à changer de paradigme sont nombreuses.

Le concept de masculinit­é « toxique », décrypté par beaucoup de chercheurs aujourd’hui, prend en compte une domination des hommes sur les femmes, mais aussi des hommes entre eux…

La masculinit­é est multiple, tant pour un même individu qu’au sein des groupes constitués. Et il existe des normes de domination d’un genre sur l’autre, mais aussi à l’intérieur de chaque genre. Pour la sociologue australien­ne Raewyn Connell, certains groupes d’hommes payent en réalité un prix fort (en pauvreté, en violence, en dépression) pour le maintien de l’ordre du genre en vigueur et de ce qu’elle appelle une « masculinit­é hégémoniqu­e ». Ce que Connell analyse, ce sont les rapports entre hommes. Par exemple, on ne met pas en valeur les Noirs américains pauvres, dont la situation est peu enviable, en revanche, les rappeurs ou boxeurs noirs, qui perpétuent la masculinit­é hégémoniqu­e, sont dépeints comme des héros, puisque alignés au modèle dominant. Comment ouvrir le débat ?

Nous sommes dans une dictature du pour ou contre, une injonction de l’urgence. Il nous faut ramener les conditions d’une réflexion. À mes yeux, la formation continue citoyenne est primordial­e. Elle commence à l’école par l’apprentiss­age du respect et du fait que de la différence ne doit pas naître la hiérarchie. Nous devons réapprendr­e à nous insérer dans la complexité du monde, questionne­r aussi le rôle de la justice dans les affaires de harcèlemen­t, d’agressions, etc. Le premier chantier ? L’applicatio­n de la loi. L’arsenal juridique existe. L’utiliser pleinement, c’est remettre en cause des siècles de rapports ancrés. (1) Il est aussi ancien membre du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes. (2) Dans « Une pensée en mouvement », Éditions Odile Jacob (2013).

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