LA CHRONIQUE DE COLOMBE SCHNECK, LECTRICE ET ÉCRIVAINE
Comment ? Quoi ? Un livre sur son père mort, et Anne Serre espère que je rigole ? « Lorsque j’écrivis ce texte, mon père venait de mourir », écrit-elle dans un brillant avantpropos ; elle me l’a pourtant envoyé avec cette dédicace : « Ce drôle de livre qui j’espère t’amusera. » Elle est gonflée, elle voudrait que je rigole dans un livre d’adieu. Elle exagère toujours. C’est exactement pour cette raison que chacun de ses livres m’épate et que je l’admire. Elle a écrit Petite table, sois mise !, un conte d’un noir verni sur une famille incestueuse. Elle ne jugeait rien, c’était cruel et délirant. Elle a écrit Les Débutants, un roman d’amour, ample et doux. Je n’en revenais pas que l’auteure de Petite table, sois mise ! puisse écrire un texte aussi tendre. Avec Grande tiqueté, Anne Serre invente à nouveau quelque chose.
À la fin de sa vie, son père s’exprimait avec des mots bizarres, qu’elle comprenait presque parfaitement. Pour elle, cette langue, plus précise et plus fine que sa langue habituelle, est la langue de la mort. Comment parler à celui qui va partir, qu’on ne reverra plus jamais – il y a un tel effroi. Cette langue nouvelle a permis à Anne et son père de trouver ce qui était juste pour l’un et l’autre. Elle fait le pari d’écrire un conte avec des mots inventés, l’aventure de trois vagabonds. Mais elle nous prévient, comme chaque fois qu’elle doit écrire un truc terrible : « Un narrateur surgit en moi, aussitôt, tout armé, presque comique tant il est prêt, vaillant, désireux d’en découdre. On dirait un enfant. » Elle y va, écoute ce narrateur surexcité, elle en a presque honte, mais écrit quand même : « Nous picniquillons sous les daules » ou « la cristallette carafe de cristal ». Son père aurait aimé qu’elle écrive des livres plus sages ; elle aimait son père et ne lui obéissait pas pour tout. Grande
tiqueté n’est pas un livre sage, mais c’est un livre génial. Profitezen, ce n’est pas tous les jours. ✐
Les Débutants (Éd. Mercure de France)
et Petite table, sois mise !(Éd. Verdier).