Madame Figaro

L’ASPIRATION À L’AMITIÉ

Trouver le citoyen amical derrière l’animal politique… ou comment un philosophe en 2020 se réfère à la philia d’Aristote pour nous donner les clés d’un avenir meilleur.

- Philippe Nassif a publié notamment « La Lutte initiale » (Éditions Denoël) et « Ultimes » (Allary Éditions).

Le fait évident, c’est que depuis la vie en confinemen­t, nous avons pris l’habitude de mieux nous soucier des autres : notre famille et nos amis bien sûr, mais aussi les collègues de travail et les voisins esseulés, les caissiers de nos supérettes ou encore les gens de l’hôpital que nous applaudiss­ons chaque soir à notre balcon.

S’il est vrai que la valeur d’une chose se mesure à la détresse qui nous gagne lorsqu’elle s’efface, alors par temps de social distancing nous sommes bien obligés de convenir que notre relation aux autres, à tous ces autres qui peuplent nos vies et nos villes, est constituti­ve de notre être même. Dans cette fragile expérience de manque s’exprime une aspiration fondamenta­lement humaine, mais que nous peinons à formuler.

Cette aspiration, Aristote la nomme tout simplement : « amitié » — philia en grec. Une vertu « sans laquelle nul ne voudrait vivre », écritil et qu’il définit comme une bienveilla­nce mutuelle et affichée qui me pousse à vouloir le bien de mon ami. Or voilà le point important : cette philia ne concerne pas seulement les meilleurs amis du monde. Elle caractéris­e aussi le lien qui unit les membres d’une cité en bonne santé. Derrière « l’animal politique » qu’est l’homme, nous devrions toujours trouver le citoyen amical, nous dit le Stagirite.

Vous trouvez l’idée niaise? C’est normal : tout notre imaginaire politique moderne, formulé au XVIIe siècle par le philosophe Thomas Hobbes dans son Léviathan, nous affirme le contraire. Pour ce dernier, « l’homme est un loup pour l’homme », et la philia d’Aristote est légèrement absurde, franchemen­t inutile pour penser le politique. Pour qu’une cité (ou une entreprise, ajouterons-nous aujourd’hui) soit bien gérée, il suffit que chacun vaque à ses passions égoïstes et une main invisible viendra harmoniser l’ensemble.

Or voilà ce que nous constatons : dans nos entreprise­s comme au niveau de la nation, ça ne marche plus si bien que ça, Hobbes. La prime à l’intérêt égoïste nous prive du sens de l’existence, elle nous empêche d’affronter en bonne intelligen­ce ce temps incertain qui est désormais le nôtre. La raison en est simple, explique Aristote. Toute cité, par définition, poursuit un avantage commun. Or la condition de ce bien cultivé ensemble ne peut être que l’amicalité : elle seule pousse chacun à prendre soin du bien des autres comme si c’était le sien propre.

Et si, tandis que nos passions égoïstes se retrouvent au chômage partiel, nous prenions le temps de mieux réfléchir à ce qui, une fois sortis de nos cocons forcés, pourrait nous décharger des fantasmes de Hobbes pour expériment­er l’existence selon la philia d’Aristote ? N’est-il pas venu le moment d’offrir une résonance nouvelle à ce désir éternel qu’est la vie en bonne amitié ?

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France