Comment rester liés à l’heure de la « distanciation sociale » ?
L’éclairage de trois philosophes.
On n’a jamais autant pensé à l’autre, tout en prenant tant de “recul”. Comment rester liés au temps du coronavirus ? S’unir sans sortir ? S’ouvrir au monde ? “L’expérience nous impose une autre rencontre”, signale Fabrice Midal, le premier des trois philosophes que nous avons interrogés.
MADAME FIGARO. – Qu’est-ce qu’« une bonne distance », à l’heure de la « distanciation sociale » ? Comment ne pas tomber dans un phénomène de coupure, de rupture collective ?
FABRICE MIDAL. – On peut d’abord se dire que la distance physique n’est pas une distance morale, humaine : quelle étrange idée, au fond, de croire que parce qu’on est séparé physiquement, on va être coupé des autres.
Le trouble que les gens ressentent existe notamment parce que notre époque a identifié le silence et l’arrêt, le fait de ne rien faire, à la mort ; et la relation, le rapport à l’autre, à quelque chose de mouvementé, de manifeste et bruyant. Or ce que nous disent toutes les traditions spirituelles de l’humanité, mais aussi les philosophes et les artistes, c’est précisément que c’est aussi dans l’isolement et la distance que les liens les plus profonds peuvent s’exercer. Au-delà des liens un peu superficiels, mécaniques et même assez brutaux parfois que nous observons dans nos vies quotidiennes, il peut s’ouvrir autre chose. J’aime beaucoup ces lignes trouvées chez Rilke : « Nous avons eu assez souvent ces temps-ci de tes nouvelles par Mère et sans rien savoir de précis nous devinions que tu traverses une période difficile. Mère ne pourra t’aider, en fait dans la vie personne ne peut aider personne, chaque conflit, chaque désarroi nouveau vous réapprend ceci que l’on est seul. Ce n’est pas aussi fâcheux qu’il semble à première vue, car c’est en même temps le plus positif de la vie, que chacun est tout en lui-même ; son destin, son avenir, son espace, son monde tout entier. »
« Tout entier », alors que beaucoup d’entre nous disent aujourd’hui se sentir plutôt fragmentés, ou ayant du mal à s’ancrer ?
C’est vrai. Parce qu’on voit très peu de gens, on fait peu de choses, on ne sort pas, on peut avoir le sentiment qu’il nous manque… tout pour être. Une forme de normativité s’est répandue dans notre société qui nous coupe de nos propres ressources. On a perdu cette chose simple que beaucoup détenaient autrefois : la capacité de se poser là où on est. Pour ma grand-mère, qui s’asseyait sans hésiter face au feu le soir sur son banc de la place du village l’été, le confinement n’aurait pas été une catastrophe, je crois. Bien sûr, la situation est poignante, et je ne nie évidemment pas qu’il y a beaucoup de détresse, mais je crois aussi qu’il faut honorer cette expérience : notre désarroi témoigne de la volonté de liens profonds de nos propres coeurs. Parfois, on se sent paniqué, mais dans la peur, ou le chagrin, bien évidemment l’autre est là. Tant mieux si je pleure, en quelque sorte. Cette vulnérabilité-là, c’est déjà la
racine de la compassion. Qui peut penser alors qu’il s’agit d’une déficience ? J’emploie rarement le mot de compassion. Il s’agit vraiment de ça aujourd’hui.
Le souci, au sens philosophique. Si on est tremblant, mal à l’aise, empli de chagrin, c’est bien parce qu’on sent la souffrance du monde. Et qu’on aspire à la voir allégée.
Je le précise, ça n’a rien à voir avec l’idée de se calmer. Être calme, zen, cela reste le grand mensonge de notre époque. Autorisons-nous à sentir ce qu’on vit, la peur, le chagrin, la colère. Entrons pleinement dans l’expérience.
Est-ce qu’on confond isolement et solitude ?
Souvent, oui. L’isolement, c’est la violence d’être séparé, coupé ; la solitude, c’est trouver en soi-même un espace de résonance profond qui nous met en lien avec le monde. C’est se sentir relié avant tout effort. Dans ma solitude forcée aujourd’hui, moi aussi je vis cela. Et dans cette expérience, on voit bien qu’on a le coeur à nu. Et ça nous perturbe, car on a le sentiment d’un manque total de contrôle sur la situation. Or c’est simplement le signe de notre profonde humanité. Sentir qu’on a soudain le souci des autres et du monde. La force n’est pas ailleurs. Elle est dans l’acceptation de notre propre tendresse.
Confinés, mais en lien profond : c’est l’expérience actuelle ?
Ce n’est pas facile, et on doit rester en lien, beaucoup plus que d’habitude, avec les êtres véritablement isolés, vulnérables, surtout les plus âgés. Par ailleurs, pour beaucoup de gens, se retrouver confinés avec mari, femme, compagne ou compagnon, enfants, c’est aussi très difficile. Je fais partie de ceux qui sont très inquiets des formes de violences familiales qui peuvent être à l’oeuvre dans cette période. Des gens vont perdre patience. Dans le couple, il faut, à deux, favoriser chacun à sa façon l’expérience de la solitude. Sinon, ça ne tiendra pas. Pensez-vous à l’après ?
J’y suis radicalement opposé, à ce stade. Car on n’a pas commencé à faire l’expérience de tout ce qui nous arrive. Des gens meurent ou vont mourir, des gens vont perdre leur emploi, des gens vivent des épreuves énormes. Je suis mal à l’aise avec ces discours qui cherchent les leçons à tirer de tout cela. Faisons l’épreuve de la situation. On dira moins de choses fausses ensuite. Vouloir à ce stade tirer les leçons de la crise, c’est aussi chercher une issue très cérébrale. Faisons face à la situation : sortir de l’isolement pour la solitude, habiter le silence, retrouver des relations à l’autre moins mécaniques et brutales… On a déjà un sacré boulot ! On ne peut pas vivre cette période sous le même toit comme on a vécu auparavant les uns avec les autres : l’expérience nous impose une autre rencontre. Ne fuyons pas l’ampleur de ce qui se passe, de la souffrance qui demande d’être entendue.
Il faut qu’on apprenne à être à la hauteur de ce qui nous arrive. Ce n’est pas facile. Essayons.
MADAME FIGARO. – Qu’est-ce que cette expérience inédite bouleverse dans notre lien à l’autre ?
NATHALIE SARTHOU-LAJUS. – La pandémie ébranle toutes les interactions humaines, les relations avec les proches comme les relations professionnelles. La communication subsiste et se recrée par écrans interposés, la distance peut laisser place au déploiement de l’imagination, de l’humour, des traits d’esprit, de la tendresse. Certains de nos textos en sont les témoignages aussi vibrants qu’éphémères. Mais cette communication virtuelle est aussi épuisante quand elle ne ménage pas d’espace de retrait intérieur et de solitude dont nous avons besoin pour nourrir de véritables relations. La présence virtuelle et fantomatique des autres peut être aussi envahissante que leur réelle présence !
L’emploi récurrent des mots « symptomatique/asymptomatique » crée de l’angoisse. L’autre, qu’on croise encore, est « cet incertain ». Et le lien immédiat, souvent à l’opposé de la chaleur qui unit, par exemple, ceux qui marchent en chemin en montagne et qui se saluent par un sourire. Aujourd’hui, on voit plutôt un écart…
Nous sommes pris par des injonctions contradictoires : d’un côté la vigilance et de l’autre la solidarité. Dans la valorisation de la vigilance, on mobilise des ressources liées à la peur. L’interprétation des signes s’emballe, selon nos caractères, dans les directions les plus folles. Ce qui devrait nous rassurer – « il/elle porte un masque » – nous inquiète et nous préférons changer de trottoir ! Quand l’horizon de la vigilance n’est plus simplement la prudence, il est facile de sombrer dans la paranoïa et le repli. La prudence – maintenir une distance sociale dont le port du masque est emblématique – n’empêche pas de réinventer un langage de solidarité, et même de communion. Nous ne pouvons plus faire corps sur la place publique, dans les cafés, mais sur le seuil de nos maisons, nous réinventons des manières d’être ensemble et de résister, de partager nos joies et nos inquiétudes, pardelà le virus qui nous isole. Par temps de catastrophe, nous avons besoin de ces moments de vibration commune, de ces gestes de connivence pour signifier que ce qui nous relie est plus fort que ce qui nous isole.
Beaucoup ont dans le coeur une reconnaissance immense envers les soignants. Qu’en faire, comment l’exprimer, la nourrir, la fertiliser quand on est confiné ?
La meilleure façon d’exprimer notre reconnaissance envers les soignants serait de remettre le soin au coeur de nos relations et de notre vie politique. Or les soignants sont maltraités dans notre société de la performance et de l’évaluation, parce que le soin échappe aux normes de l’efficacité et de la rentabilité. Il relève d’un geste de décentrement de soi et de souci pour l’autre qui est vertigineux. Nous n’avons pas seulement peur d’y perdre notre liberté, nous redoutons d’y faire l’expérience de la perte. Les soignants y sont tragiquement confrontés dans des hôpitaux débordés, où la crise du coronavirus a mis en évidence les dysfonctionnements du système, faute d’investissement, de préparation, de personnel.
L’auteure de Sauver nos vies
met l’accent sur la connivence et la vibration commune, gestes salutaires par temps de catastrophe. Et rend hommage aux soignants si durement touchés.