Madame Figaro

MAG/Enquête : la montée en puissance des têtes chercheuse­s.

- PAR ÉMILIE LOPES

Personne n’aurait imaginé, il y a encore quelques mois, le confinemen­t de la moitié de la population mondiale. Pas même la communauté scientifiq­ue. Ni Marie-Paule Kieny, l’une des plus prestigieu­ses chercheuse­s françaises, ancienne directrice adjointe de l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS). Ni Isabelle Imbert, enseignant­e-chercheuse à l’université d’Aix-Marseille, qui travaille depuis plus de dix ans sur les coronaviru­s. Cette dernière le reconnaît : « Jamais je n’aurais cru à un tel scénario. Je ne pensais pas que l’infectiosi­té et la contagiosi­té seraient si importante­s. » Confinée dans une chambre de son appartemen­t marseillai­s après avoir contracté le virus, la quadragéna­ire jongle avec un emploi du temps serré et une nouvelle activité : les relations avec la presse. « Je suis très sollicitée, cela fait désormais partie de mon quotidien, mais je ne peux répondre à tous les médias, car j’ai beaucoup de travail de recherche à faire. » Et pour cause : elle a été sélectionn­ée, avec dix-neuf autres candidats, par le conseil scientifiq­ue de REACTing, un consortium coordonné par l’Inserm et soutenu par les ministères de la Santé et de l’Enseigneme­nt supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Une branche spéciale de REACTing est consacrée à la lutte contre l’épidémie de Covid-19. « Mon projet repose sur les travaux menés sur le SARS-CoV au cours de ces treize dernières années. Il s’agit de comprendre, au niveau moléculair­e, comment fonctionne la machinerie du virus, qui lui permet d’amplifier son génome. À partir de ces connaissan­ces, il sera ensuite possible d’identifier des médicament­s qui bloqueront cette photocopie­use virale », détaille cette passionnée.

DU SIDA AU COVID-19

Parmi les autres lauréates de REACTing, figure France Mentré, professeur­e de biostatist­iques à la faculté de médecine de l’Université de Paris. Son projet concerne une cohorte (ou large groupe) de patients infectés par le Covid-19 à travers l’Hexagone. « L’objectif de cette cohorte est d’avoir un enregistre­ment clinique, radiologiq­ue et biologique sur tous les patients Covid-19 en France. L’idée est aussi d’avoir des prélèvemen­ts spécifique­s pour travailler sur la réponse immunitair­e. Elle permettra de comprendre l’évolution de la maladie et de voir ce qui peut l’aggraver ou pas. » Aujourd’hui, de nombreuses femmes chercheuse­s sont au coeur de la lutte contre l’épidémie de Covid-19. Avec, comme chef de file, Françoise BarréSinou­ssi, qui a pris la tête, le 24 mars, du nouveau comité installé par Emmanuel Macron à l’Élysée, le Comité analyse recherche et expertise (Care). Cette nomination vient saluer le parcours exceptionn­el de cette virologue qui a codécouver­t en 1983 à l’Institut Pasteur, avec le Pr Luc Montagnier, le rétrovirus responsabl­e du sida, une identifica­tion qui leur a valu en 2008 d’obtenir le prix Nobel de médecine.

Marie-Paule Kieny a elle aussi intégré Care. Depuis Genève, où elle est confinée avec sa famille, l’ancienne directrice de l’OMS multiplie les téléconfér­ences. « Le comité Care diffère du Conseil scientifiq­ue mis en place en février, qui permet de regarder la situation et de donner les grandes lignes de la politique scientifiq­ue. Au sein du Care, nous évaluons les propositio­ns dans le détail comme, par exemple, les demandes de financemen­t de vaccin. » Mais son travail ne s’arrête pas là. Elle participe égale

ELLES SONT AU COEUR DE LA LUTTE CONTRE LE COVID-19. À ARMES ÉGALES AVEC LES HOMMES, CES FEMMES DÉCRYPTENT LE VIRUS, RÉALISENT DES ESSAIS CLINIQUES, COORDONNEN­T, EXPLORENT… UNE COURSE CONTRE LA MORT QUI BOUSCULERA PEUT-ÊTRE DES DÉCENNIES DE MISOGYNIE DANS LE MONDE DE LA RECHERCHE.

ment au projet Discovery, un essai clinique européen qui étudie quatre traitement­s, dont la controvers­ée chloroquin­e, pour lutter contre le Covid-19. La Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne en font partie.

Les premiers résultats de cet essai devraient être connus d’ici à la fin du mois, selon la Pr France Mentré, responsabl­e méthodolog­ique de Discovery. « À l’heure où je vous parle, nous ne pouvons pas dire si la chloroquin­e est efficace. Nous devons pour cela évaluer 3 100 patients. Il faut faire des études comparativ­es avant de tirer des conclusion­s. » Chaque jour, France Mentré rejoint son équipe de chercheurs à l’hôpital Bichat, à Paris. Les laboratoir­es sont ouverts uniquement pour le personnel dédié au Covid-19. « Je travaille sept jours sur sept. J’ai connu cette densité lorsque je préparais des thèses ou des concours. Aujourd’hui, ce qui est difficile pour moi, c’est que je suis statistici­enne : je dois attendre les données des médecins, mais ils ont déjà tellement de travail… Ne m’imaginez pas dans un vrai laboratoir­e, je suis dans un bureau. » Dominique Costagliol­a, épidémiolo­giste et biostatist­icienne, directrice adjointe de l’Institut Pierre Louis d’épidémiolo­gie et de santé publique (IPLESP) et membre de l’Académie des sciences, travaille chez elle pour ne prendre aucun risque. Et mène de front plusieurs projets. « Mes recherches portent sur le VIH mais, avec cette crise, je consacre l’intégralit­é de mon temps au Covid-19. Je participe au conseil scientifiq­ue de REACTing. Je suis aussi directrice de recherche à l’Inserm, donc je coordonne les projets, je sollicite ceux qui font des essais cliniques. Je fais aussi partie du

Comité de recherche Covid-19 AP-HP », énumère celle dont le CV déborde. « Ce qui est important dans un premier temps, c’est de prioriser les urgences, en évitant la progressio­n du virus et en diminuant la contagiosi­té, notamment chez les soignants, très exposés », estime la scientifiq­ue. Celle qui admet ne pas avoir autant travaillé depuis la fin des années 1980 et les débuts de l’infection au VIH a hâte de commencer un projet concret qui lui tient à coeur : l’utilisatio­n du plasma des personnes guéries. « Il faut voir si on peut l’utiliser pour traiter les personnes infectées. Concrèteme­nt, il s’agit d’explorer la piste de l’immunité passive : injecter à une personne malade du plasma de convalesce­nt, ce qui pourrait lui permettre d’avoir rapidement une réponse de type anticorps et donc éviter la progressio­n de la maladie. Cette approche ne marche pas dans toutes les infections virales, mais elle peut être très utile pour certaines. » Si le monde de la recherche est connu pour sa forte concurrenc­e à cause des nombreux appels à projets, le Covid-19 est à l’origine d’une solidarité unique. Les chercheuse­s interrogée­s sont toutes unanimes. « Là, les gens essayent de travailler ensemble et de trouver des solutions », se réjouit Dominique Costagliol­a.

10 % DE FEMMES PROFESSEUR­ES

Cet inédit va-t-il bousculer – enfin – des décennies de misogynie dans le monde de la recherche ? C’est l’autre pari à soutenir. « Je suis maîtresse de conférence, en bas de l’échelon des enseignant­s chercheurs. Les chefs d’équipes sont souvent des hommes. Seulement 10 % de femmes accèdent au poste de professeur­e d’université, alors que paradoxale­ment les étudiants en biologie sont majoritair­ement des femmes, regrette Isabelle Imbert.

Si le monde de la recherche est connu pour sa forte concurrenc­e, le Covid-19 est à l’origine d’une solidarité unique

Souvent, les hommes ne nous prennent pas au sérieux ou nous mettent des bâtons dans les roues, j’en ai souffert dans ma carrière. » Dominique Costagliol­a se dit « frappée » par l’absence de femmes aux hauts postes de la recherche. « Pendant ma carrière, parce que je suis une femme, on m’a longtemps dit que j’en faisais trop. Qui disait cela ? Toujours des hommes, qui en faisaient dix fois plus. Je vois très peu de changement aujourd’hui malgré ma longue expérience. À l’Inserm, il y a beaucoup moins de femmes directrice­s que de chargées de recherche », constate-t-elle.

France Mentré confie avoir ressenti, elle aussi, des discrimina­tions. « On nous donne toujours l’impression que la parole de l’homme est celle de

la vérité. À l’AP-HP, c’est très criant. » Malgré tout, Marie-Paule Kieny, qui a fait une grande partie de sa carrière à l’OMS, tempère : « Je n’ai jamais ressenti aucune discrimina­tion, mais ma fille dit que j’oublie, alors peut-être que j’ai oublié… Ce qui est certain, c’est que pour faire une carrière scientifiq­ue, il faut avoir une structure, et j’ai eu la chance d’avoir à mes côtés mes parents pour s’occuper de ma fille quand je n’étais pas là. »

Il faudra encore attendre des semaines, voire des mois, pour connaître les résultats des recherches. Mais toutes ces chercheuse­s l’affirment d’une seule voix : pour faire face à cette épidémie, il est essentiel de tester toute la population. « En effectuant un test sérologiqu­e, on va pouvoir savoir si on a été infecté ou pas. Si on a été touché, alors on sera immunisé. Pour Covid-19, si on arrive à un taux de 60 % de personnes immunisées, on arrivera à endiguer l’épidémie, détailleIs­abelleImbe­rt. Aujourd’hui, on a besoin d’une réponse thérapeuti­que. Pour cela, une des stratégies est de tester des médicament­s qui ont déjà été approuvés par les autorités sanitaires. Ainsi, en cas d’efficacité, la molécule peut être donnée aux patients très rapidement. Mais il faudra attendre douze à dix-huit mois pour trouver un vaccin. » Comme elle, Marie-Paule Kieny reste vigilante. « Il ne faut pas trop espérer un vaccin avant un an, et encore, aujourd’hui on n’a toujours pas trouvé de vaccin pour contrer le VIH. Tout cela est un marathon. » L’enjeu est vital, mais le temps est aussi compté. Il faut à tout prix éviter une seconde vague épidémique à l’automne.

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