Madame Figaro

Interview: Lionel Shriver.

“Nos possession­s deviennent des extensions de nous”

- PAR MINH TRAN HUY

Après les massacres dans les collèges dans Il faut qu’on parle de Kevin (2006), le système de santé dans Tout ça pour quoi (2012) et les mécanismes de la finance dans Les Mandible – Une famille, 2029-2047 (2017), Lionel Shriver examine les multiples conflits qui peuvent naître des questions de possession – matérielle et symbolique – dans son recueil de nouvelles Propriétés privées (2020). Rencontre avec une auteure qui poursuit, d’une plume aussi brillante que tranchante, son entreprise de démontage du rêve américain.

MADAME FIGARO. – Qu’est-ce qui vous a conduit à publier un recueil de nouvelles, vous qui êtes connue comme romancière ? LIONEL SHRIVER.– J’avais écrit une novella, La SousLocata­ire, et j’ai eu envie de lui trouver une « maison ». Chaque fois que des journaux m’ont passé commande de nouvelles, j’ai pris soin de faire en sorte que cela touche au thème de la propriété, sujet dont on parle de façon obsessionn­elle en Angleterre. J’ai moi-même acheté une maison, et je me suis intéressée à l’effet que produisait le fait de posséder quelque chose d’aussi imposant. C’est un sentiment que j’ai voulu traduire dans

Les Nuisibles, où un jeune couple insouciant achète ce qu’il surnomme affectueus­ement « Le Petit Taudis ». Leur acte change non seulement le regard qu’ils portent sur leur logis, mais sur eux, jusqu’à détruire leur relation.

Pensez-vous que l’on est davantage possédé par les choses plus qu’on ne les possède ?

Je dirais que nous nous projetons dans ce qui nous appartient – pas seulement dans nos maisons, d’ailleurs – au point que nos possession­s deviennent des extensions de nous. Lorsque nous nous faisons

OBSERVATRI­CE SANS CONCESSION DE NOTRE SOCIÉTÉ, LA ROMANCIÈRE AMÉRICAINE PUBLIE PROPRIÉTÉS PRIVÉES,

UN RECUEIL DE 12 NOUVELLES. ELLE Y DÉCORTIQUE CE BESOIN IRRÉPRESSI­BLE D’ACCUMULER DES BIENS, MAIS AUSSI DE POSSÉDER EN AMOUR, EN AMITIÉ…

cambrioler, nous ne sommes pas seulement affectés par la perte financière et matérielle d’un vase ou d’un tableau. On nous a volé quelque chose qui faisait partie de nous. On évoque souvent un sentiment de viol, lorsque son logis a été cambriolé. Le terme n’est pas anodin, qui indique un dommage physique et personnel. Ce n’est pas seulement une chose qu’on nous a dérobée : quelqu’un a fait intrusion dans notre identité individuel­le… C’est ce mécanisme que je trouve fascinant.

Dans la novella qui ouvre le recueil, deux femmes se disputent un objet qui contient littéralem­ent l’ADN de l’une d’entre elles, tout en étant la métaphore de ce qu’elles se disputent réellement : un homme…

C’est un texte qui s’interroge sur les formes variées de propriété. Jilian, une artiste, offre symbolique­ment un lustre en pied, qui est aussi une oeuvre très personnell­e – elle y a intégré une de ses dents ! –, à son meilleur ami et à celle qu’il va épouser. Mais la question posée est en réalité de savoir si l’homme peut à la fois appartenir, de façon différente, à sa meilleure amie et à sa fiancée. Et pourquoi cela s’avère impossible. Si la fiancée avait davantage confiance en elle, elle accepterai­t cette amitié ; au lieu de quoi elle exige qu’elle soit brisée afin de tester les sentiments de son futur époux, de faire une démonstrat­ion de pouvoir. Il est moins question d’amour que de remporter une victoire totale sur celle qu’elle voit comme une rivale.

Le livre se clôt sur deux Américaine­s qui se disputent non plus un homme mais un territoire… Est-ce également une question qui vous préoccupai­t ?

Dans bien des sens du terme ! La nouvelle se déroule en Irlande du Nord, où la frontière est un sujet omniprésen­t, et ces deux femmes se livrent, à leur échelle, à une véritable guerre de territoire­s. Je suis à titre personnel quelqu’un de très territoria­l. Je peux recevoir des invités, mais si je devais prêter ma maison à quelqu’un, je m’empressera­i d’effacer toute trace de sa présence à mon retour, tout bêtement parce que c’est chez moi. C’est différent, bien sûr, avec mon époux, et c’est peut-être la définition du mariage pour moi : quand les frontières deviennent floues et que l’autre en vient à appartenir à votre territoire. Ce qui ne signifie pas que l’on ne soit pas lassée, parfois, de voir ses affaires prendre autant de place… (Le mari de Lionel Shriver, Jeff Williams, est batteur de jazz, et possède une belle collection d’instrument­s, NDLR.)

Propriété et territoire peuvent aussi engendrer des conflits familiaux, comme dans Terrorisme domestique…

Dans cette nouvelle, où un couple est confronté à son fils qui, devenu adulte, continue de vouloir vivre chez ses parents, je me suis demandé si les parents devaient à leur progénitur­e un accès à leur maison tout aussi illimité qu’auparavant, dans l’enfance. Quand on est petit, on pense toujours à « sa » chambre, mais c’est un abus de langage : techniquem­ent, ce sont vos parents qui possèdent la chambre et vous logent. Que se passe-t-il quand votre fils refuse d’obéir aux usages et de quitter le nid familial pour y revenir en invité ?

Ces questions territoria­les n’ont-elles pas aussi un écho en matière artistique et culturelle ? Dans un discours que vous avez prononcé lors d’un festival à Brisbane, vous avez qualifié l’appropriat­ion culturelle de « mode passagère », suscitant d’ailleurs la polémique…

L’idée que vous n’avez pas le droit d’user d’une autre culture que la vôtre dans votre art est pour moi toxique. C’est une déclaratio­n de guerre à l’imaginatio­n, qui pousse à l’extrême ces questions de territoire : c’est ma maison, tu n’as pas le droit d’y entrer ; c’est ma culture, il est hors de question que tu en fasses ton miel. Le sujet est particuliè­rement sensible quand cela touche à la diversité et aux préférence­s sexuelles. Les gens ne semblent pas toujours voir l’absurdité de la chose et le risque que cela fait peser sur la création. Si l’on appliquait cette logique jusqu’au bout, aucun immigrant n’aurait le droit d’apprendre le français parce que la langue française appartiend­rait soi-disant aux Français… De même, une femme ne pourrait pas écrire du point de vue d’un homme et vice-versa, et un écrivain hétérosexu­el sur un gay, et ainsi de suite !

Je suis à titre personnel quelqu’un de très territoria­l

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 ??  ?? ✐ Propriétés privées, de Lionel Shriver, Éditions Belfond, 456 p., 21 €.
✐ Propriétés privées, de Lionel Shriver, Éditions Belfond, 456 p., 21 €.

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