Madame Figaro

Cover story : Leïla Bekhti.

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LE SUCCÈS N’ENTAME EN RIEN SA SPONTANÉIT­É ET SA FERVEUR. DANS THE EDDY, SÉRIE MUSICALE DE DAMIEN CHAZELLE SUR NETFLIX, À PARTIR DU 8 MAI, L’ACTRICE SE LANCE DANS UN RÔLE INÉDIT : CELUI DE L’ÉPOUSE DE TAHAR RAHIM, SON MARI DANS LA VIE. CONFIDENCE­S CONFINÉES SUR UN AIR DE JAZZ.

ELLE FAIT PARTIE DE CES ACTRICES SUR LESQUELLES TANT A ÉTÉ DIT. Parce qu’elle illumine le cinéma français depuis très exactement dix ans, parce qu’elle est capable d’émouvoir aux larmes comme de faire pleurer de rire, aussi bouleversa­nte dans des drames qu’irrésistib­le dans des comédies. Et pourtant, à chaque nouveau film, Leïla Bekhti continue à se réinventer, à proposer quelque chose d’inédit, à électriser les metteurs en scène qui la font tourner. Alors que pourrait-on ajouter aujourd’hui ? Qu’à 36 ans, elle cultive une rareté, celle des actrices à qui l’expérience n’a pas volé la fraîcheur des débuts. Son dernier projet en est la preuve. Pour la première fois en dix ans d’une histoire d’amour vécue, par choix, en dehors des plateaux de cinéma et des objectifs, elle tourne avec son compagnon, Tahar Rahim. S’ils ne se sont jamais interdit de jouer ensemble depuis leur rencontre sur le plateau d’Un prophète, de Jacques Audiard, en 2009, ils n’avaient jusque-là pas lu de scénarios qui pourraient les rassembler à nouveau. Jusqu’à celui de The Eddy, une série produite par Netflix et créée par le prodige Damien Chazelle

(La La Land), récompensé aux Oscars et à la Mostra de Venise. Elle se situe dans le Paris d’aujourd’hui, dans un club de jazz dont le patron est incarné par Tahar Rahim, et réunit à ses côtés les acteurs André Holland, Joanna Kulig… et Leïla Bekhti, donc, qui y joue son épouse. Une expérience qui transcende le réel, dont elle confie être ressortie « grandie ». Elle nous le dit ici. Et bien d’autres choses encore, animée par cette passion pudique qui la caractéris­e si joliment.

MADAME FIGARO. – En cette période très étrange, on a d’abord envie de vous demander comment vous allez, et comment vous vivez le confinemen­t ?

LEÏLA BEKHTI. – Je vais bien, merci. Mon oncle, qui est fragile et dont je suis très proche, vit à Mulhouse au coeur d’une région particuliè­rement touchée. J’ai eu envie de me rapprocher de lui. La soeur de Tahar a une maison pas très loin, nous avons décidé de nous y installer et nous faisons comme tout le monde : on vit au rythme des journées et des enfants, on regarde beaucoup de films, on fait la cuisine. On ralentit. Je me sens une fois de plus très privilégié­e et je trouverais ça indécent de me plaindre quand je vois tant de familles endeuillée­s. Je suis surtout bouleversé­e par l’engagement de nos soignants qui tirent l’humain vers le haut au péril de leurs vies.

Le 8 mai, Netflix diffusera The Eddy, la série très attendue de Damien Chazelle dans laquelle vous jouez face à Tahar Rahim, votre compagnon, pour la première fois depuis Un Prophète. Comment êtes-vous arrivée sur le projet ?

Très simplement : mon agent m’a dit que Damien Chazelle cherchait l’un des rôles principaux, et comme Tahar était attaché au projet depuis un an, je savais qu’il s’agissait de celui de sa femme. J’ai passé des essais en anglais et en français, et j’ai été sans nouvelles pendant un mois… avant d’apprendre que j’étais retenue. J’étais si excitée ! Chazelle est un réalisateu­r qui me fascine : capable de passer de Whiplash à La La

Land puis à First Man, trois films très différents.

Il a cette faculté de se réinventer en permanence.

The Eddy, c’est encore autre chose, c’est proche du documentai­re, très dense, très brut.

Le jazz y joue un rôle primordial. Comment l’avez-vous appréhendé ?

Je n’en étais pas familière, mais c’est en fait une série sur le rythme : comment trouver le sien tout en suivant celui des autres. Ça faisait sens. Dans le jazz, les instrument­s ne partent pas tous en même temps : la batterie d’abord, puis le piano, la trompette, le saxophone et ça crée un mouvement. Ils se suivent pour ensuite ne faire qu’un. C’est de ça dont parle la série aussi, tout le monde est indispensa­ble, ensemble. Je crois que c’est l’une des premières fois où je me suis sentie en phase avec ce que j’entendais et ce que ça provoquait chez moi comme sensation sur un plateau. J’écoutais ma propre musique…

Redoutiez-vous de travailler avec des réalisateu­rs différents puisque avec Damien Chazelle, la Française Houda Benyamina réalise aussi certains épisodes ?

Il y a eu une vraie continuité entre eux. Après Damien Chazelle, j’étais heureuse de poursuivre avec Houda, dont j’avais adoré

le premier film, Divines. Elle peut tout me demander : j’adore être manipulée de mon plein gré. Ça a été une vraie rencontre. J’aime sa conviction, elle croit en l’autre. Elle dirige autant les figurants que les acteurs. C’est comme ça que j’envisage ce métier. Il n’y a pas de seconds, troisièmes rôles, pas de petit figurant. J’ai encore beaucoup à apprendre, et travailler avec de tels metteurs en scène est une chance folle : ils me permettent d’aller chercher des émotions ailleurs. En cuisine, il y a plein de façon de faire un gâteau. Et quand les ingrédient­s s’appellent Chazelle et Benyamina, le résultat est forcément extraordin­aire. J’ai ressenti un lâcher-prise comme jamais auparavant, c’était fort. J’ai été surprise tous les jours. C’est ce qu’il y a de plus beau dans ce métier, même au bout de tant d’années.

Vous aviez toujours refusé de travailler avec Tahar, malgré les propositio­ns, nombreuses. Pourquoi maintenant ?

On s’est toujours dit que si on tournait ensemble, il faudrait que ce soit pour une bonne raison, pas juste pour le défi de nous réunir à l’écran. Que Damien Chazelle nous unisse sur un projet, c’en était une. Quand j’ai passé les essais, il ne savait même pas que j’étais la femme de Tahar. Mais si le personnage ne m’avait pas parlé, Tahar ou pas, je ne l’aurais pas fait. Je ne vais pas vous mentir, jouer un couple dans une fiction avec son propre mari, au début ça fait bizarre. La première heure de tournage, on tremblait.

On ne se montre jamais ensemble… Le plus difficile a été de ne pas oublier que je n’avais pas Tahar en face de moi mais Farid, et pour lui qu’il ne regardait pas Leïla mais Amira. On a essayé de faire la part des choses. Mais en dehors du fait que je le connaisse par coeur dans la vie, Tahar est un acteur que j’admire énormément. Vous êtes-vous découverts autrement ?

Oui, en tant que partenaire­s. On ne se connaissai­t pas dans le travail en réalité, on ne se rend jamais sur nos tournages respectifs. J’ai découvert un partenaire très à l’écoute, généreux, pas seulement avec moi. C’était formidable d’être témoin de son travail. On a respecté nos moments : sur le plateau, on n’était pas du tout l’un sur l’autre. Je l’ai envisagé comme n’importe quel acteur. Parfois il avait besoin d’être seul, et je l’ai laissé, naturellem­ent. On n’a pas eu besoin de se parler, de se dire comment on allait procéder. Je suis aussi comme ça dans la vie, j’essaie de ne pas tout anticiper. Quelle a été la plus grande difficulté à surmonter ?

Notre exigence. Tahar peut être très dur avec son travail ou avec le mien, et moi aussi. Quand vous êtes face à quelqu’un de très exigeant, vous avez envie de vous surpasser. Je jouis vraiment d’être une autre sur un plateau, c’est ce qui me donne envie d’être totalement moi quand je ne tourne pas. Si on choisit d’être acteur et de jouer des personnage­s différents, c’est pour s’accepter un peu plus, il me semble. Tous ces personnage­s m’aident à comprendre des situations, je vois ce métier comme une psychanaly­se.

Cela vous a-t-il donné envie de réitérer l’expérience ?

Oui, mais pas pour retravaill­er avec mon mari. Ce qui me plaît c’est l’idée de retravaill­er avec Tahar Rahim, l’acteur. Je l’admire pour ses choix. Après Un Prophète, il aurait pu aller vers la facilité, il a eu tellement de propositio­ns… Il a fait des choix de coeur, pas des choix stratégiqu­es. Il aime profondéme­nt ce métier, c’est un vrai cinéphile. Il est passionné, il fait du cinéma pour les bonnes raisons, il vient de loin. Cela élève de rencontrer des gens comme lui. Il y a une amitié profonde entre nous. J’ai beaucoup de chance qu’il devienne aussi mon partenaire de jeu.

Il y aura un avant et un après The Eddy ?

Oui. Sur un plan profession­nel, avoir tourné avec Damien et Houda, qu’ils m’aient donné autant de possibilit­és d’explorer ce personnage et l’opportunit­é de lâcher prise, ça m’a remplie. J’ai abordé mes rôles suivants différemme­nt. Et sur un plan personnel, Tahar et moi avons vécu de grands moments. C’est fou quand on y pense : sur Un Prophète, on se rencontre, et sur The Eddy, on crée une vie. J’étais enceinte sur le tournage, et je ne l’ai découvert qu’à la fin. « The Eddy », minisérie créée par Damien Chazelle, 8 x 60 min, disponible sur Netflix le 8 mai.

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