Madame Figaro

Décodage : prospectiv­istes, les nouveaux gourous de la mode.

- PAR SOPHIE ABRIAT / ILLUSTRATI­ON ANTOINE KRUK

LA CRISE SANITAIRE A PROFONDÉME­NT MODIFIÉ NOTRE RAPPORT À LA CONSOMMATI­ON, AU CORPS, À LA BEAUTÉ. AUX CÔTÉS DES MARQUES DE LUXE, LES FUTUROLOGU­ES RÉFLÉCHISS­ENT À DE NOUVELLES STRATÉGIES POUR DESSINER UN AVENIR AUSSI DÉSIRABLE QUE DURABLE. PISTES INSPIRANTE­S…

Àquoi ressembler­a le monde d’après ? La question est sur toutes les lèvres. Le secteur de la mode et du luxe, qui anticipe les tendances, n’échappe pas aux interrogat­ions : allons-nous assister à une frénésie d’achats post-déconfinem­ent, quel est l’avenir du cérémonial de vente à l’heure de la distanciat­ion sociale, comment communique­r sans défilé ? Toute une foule de questions anime aujourd’hui les marques. Construire l’avenir c’est justement le métier des « prospectiv­istes » – terme à la mode utilisé pour désigner

les nouveaux futurologu­es. S’ils opéraient déjà dans le « monde d’avant », imaginant des scénarios d’avenir à cinq, dix ou quinze ans, ils sont de plus en plus sollicités depuis le début de la crise sanitaire. Ces conseiller­s de l’ombre, qui mettent en avant leur méthode analytique – croisement de sémiotique, anthropolo­gie, design créatif, storytelli­ng –, plus à l’aise avec la création de futurs désirables que de plans catastroph­e, rassurent autant qu’ils aiguillent. Certains les appellent déjà les « nouveaux gourous du luxe ».

LES SCIENCES DE L’ANTICIPATI­ON

« La prospectiv­e a été créée dans les années 1950 à un moment où l’on avait confiance en l’avenir. Le futur était alors considéré comme linéaire, inaltérabl­e. Depuis, l’idée même de futur s’est effondrée », indique Stéphane Hugon, sociologue et cofondateu­r du bureau de conseil Eranos. Imaginer des ruptures, envisager les aléas font partie intégrante du métier. « Nous analysons les signaux émergents et nous les croisons avec une lecture raisonnée et critique des grandes évolutions sociocultu­relles », souligne Luca Marchetti, cofondateu­r du bureau The Prospectiv­ists. Si de plus en plus d’agences officient en la matière, les groupes de luxe ont parfois leur propre départemen­t de prospectiv­e, à l’image de Kering et de L’Oréal. « Je préfère parler de science de la nouveauté plutôt que science de l’anticipati­on, au risque de faire bondir les puristes de la discipline », indique Aude Legré, directrice de la stratégie de marque à l’agence Peclers. Si aucun modèle mathématiq­ue n’a fait ses preuves, se fier à son intuition peut s’avérer contre-productif. « Le risque est de croire que l’on a raison. Je préfère parler de l’importance de la culture générale et de l’ouverture d’esprit plutôt que d’intuition », précise Stéphane Hugon.

Tous le confirment, le risque pandémique avait bien été envisagé. L’ouvrage de David Quammen, Spillover. Animal

Infections and the Next Human Pandemic, paru en 2012, qui prévoyait l’apparition d’un virus hautement contagieux transmis à l’homme par l’animal, fait figure de référence dans le milieu. « Les scénarios pessimiste­s impliquent la mise en place de renoncemen­ts. Quel client avait jusqu’alors envie d’entendre parler de réduction, de démobilité, de collapsolo­gie ? On n’inonde pas sa maison tant que le feu n’est pas là », analyse Aude Legré. Aujourd’hui, les choses ont changé, les scénarios plus radicaux, ceux qui relevaient auparavant de la science-fiction, sont devenus crédibles aux yeux des marques. « Dans un monde où l’on parle de privations et de sacrifices, la notion d’hédonisme, au coeur du luxe, est en pleine redéfiniti­on », souligne Luca Marchetti. C’est tout un secteur qui voit ses codes, ses façons de faire et de communique­r profondéme­nt bouleversé­s par la crise. Une équation est particuliè­rement difficile à résoudre : comment consommer du luxe sans culpabilis­er. Une notion semble émerger, celle d’un « hédonisme frugal », synonyme de luxe moins jouisseur, capable de donner du plaisir au-delà de l’achat par un système de gratificat­ion différent, fondé entre autres sur des valeurs humanistes et éthiques. « La situation actuelle nous oblige à faire l’expérience de la réduction et du retrait. Plus le confinemen­t durera et sera inscrit dans notre chair, plus il laissera des traces, et plus la propension au changement sera forte, souligne Aude Legré. On peut donc imaginer un effet accélérate­ur sur certaines valeurs que l’on voyait déjà émerger depuis quelque temps, mais qui restaient simplement de l’ordre du souhaitabl­e, comme si nous ne nous donnions pas les moyens de les mettre en place : redécouver­te du temps long, consommer moins mais mieux, retour au local, humilité face à la nature . »

REDÉFINIR LE LUXE DE DEMAIN

Le curseur entre fondamenta­l et futile, choses essentiell­es et non essentiell­es est en train d’évoluer. Il impactera forcément les promesses du luxe de demain. Les prospectiv­istes planchent également sur les contours du nouvel espace social dans lequel le toucher est limité avec le risque de contaminat­ion, ce qui a pour effet de modifier notre relation à l’apparence, au corps, aux autres, notions centrales dans la mode et la beauté. Il s’agit également de repenser le cérémonial de vente, imaginer de nouvelles façons de présenter les produits en boutique. « Il faudra s’interroger sur les premières choses que nous allons faire post-déconfinem­ent, suggère Julien Tauvel, cofondateu­r du bureau de prospectiv­e Imprudence, spécialisé en design fiction. Le luxe de demain risque fort de se définir par rapport à ce qui nous a manqué pendant cette période… » Nous aurions déjà quelques indices. « Combien de personnes autour de nous se sont improvisée­s cuisinière, peintre, musicienne ? Cela suggère un besoin vital de créativité et de sensoriali­té », souligne Luca Marchetti. Néanmoins tous restent très vigilants, surpris par la vitesse avec laquelle la crise est arrivée. « Quand un événement d’une telle ampleur se produit, on attend le messie, et je ne veux surtout pas endosser ce rôle », confie Aude Legré. La prudence, dans la prospectiv­e, est en effet une notion clé.

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