Pause Philo par Elsa Godart.
Larvatus prodeo, s’avancer masqué : l’expression aurait été prononcée par le jeune Descartes en 1619, alors qu’il fait son entrée dans le « théâtre du monde ». Baliverne d’un jeune penseur inexpérimenté ou prudence d’intellectuel face à la censure ambiante, peu importe, la formule traversera le temps pour traduire la nécessité de se dissimuler, de se cacher derrière une autre apparence face aux regards juges. L’enjeu du masque a toujours été double : apparaître plus qu’être, et en cela il est expression de fausseté, de déguisement et de méfiance. Dans le même temps, il est aussi, en dessous, derrière, expression de l’être-même, seconde peau capable de protéger notre authenticité faite de fragilité et de pudeur. Ainsi, le masque dissimule et protège en même temps : sa dissimulation est protection. Sa visibilité apparente est abri d’invisibilité. Alors que le XVIIe siècle de Descartes consacre les moralistes et le règne de l’égologie, que se joue une chasse aux masques entre amour de soi et amour-propre, notre XXIe siècle aux yeux boursoufflés se remet difficilement d’un long sommeil, groggy par la crise sanitaire mondiale du Covid-19. Alors que le XVIIe siècle
consacrait la sincérité comme une vertu qui ne serait pas qu’un vice déguisé, notre XXIe siècle implose sous le joug de la transparence et sous la tyrannie de la visibilité : on expose notre visage sans masque (apparent) par des selfies compulsifs et suggestifs, dans une virtualité virale ; on interdit par une loi le port de la burka – car dissimuler, c’est cacher, tromper, trahir, ne pas donner à voir ce que l’on est.
Oui, mais… Ainsi, le masque dissimule et protège en même temps : sa dissimulation est protection. Désormais, le masque n’est plus dissimulation mais exposition assumée, chantée, fêtée. Le masque, qu’il soit chirurgical ou de la classe des FFP2, donne tort à nombre de préceptes contemporains. L’arborer en appelle à l’humilité d’un visage qui ne se montre plus dans sa totalité, mais qui clame de toutes ses forces la puissance de la sollicitude et de la vulnérabilité – cette dimension inconditionnelle et commune à tous, qui n’est autre que notre part d’humanité. La crise sanitaire, en de multiples leçons, nous aura appris aussi le courage d’être soi, d’assumer ce que l’on est sans illusion de transparence ni crainte de dissimulation, sans avoir besoin de tout montrer, se faisant le doux dépositaire de la confiance. Et c’est avec la puissance de la vie en nous, en chacun de nous, que nous n’avons plus besoin de nous avancer masqués, car désormais nous savons sortir masqués.