Madame Figaro

MA LISTE POUR DEMAIN

PAR GRÉGOIRE DELACOURT

- ILLUSTRATI­ON MADEMOISEL­LE CAROLINE

AVANT DE JETER LE CONFINEMEN­T AVEC L’EAU DU DÉCONFINEM­ENT, il ne serait pas tout à fait idiot, me semble-t-il, de prendre deux secondes avant d’enfiler à nouveau sa robe ou son pantalon de toile, chausser ses ballerines ou ses Converse, pour considérer tout ce qui fut absolument épatant dans cet embastille­ment forcé. Et d’en faire une petite liste, histoire de se rappeler, une fois dehors, le bonheur que nous vivions dedans sans le savoir. Grasse matinée tous les jours. Petitdéjeu­ner assis à la table de la cuisine, et non pas debout en criant : « Habille-toi ! Prends ton cartable ! Vite, tu vas encore être en retard ! » Enfant qui joue au lave-vaisselle. Un autre à la femme de ménage. Petite barbe sexy de trois jours sur les joues du mari. Et hop, une petite douche à deux alors que les enfants sont en train de regarder Cheer ou La Casa de

papel sur Netflix. « Mais non, tu n’as pas pris un gramme, chérie. Juré. » Plus besoin de passer une heure dans la salle de bains le matin. Brushing. Maquillage. Vernis à ongles. « Oh, t’as des cheveux blancs maman, c’est rudement joli, t’es belle. » « Merci mon coeur, tu es un amour. » Les courses livrées. Plus de queue à la balance des fruits et légumes. Au rayon poissonner­ie. À la caisse. Plus de chariot branlant. Les sacs posés devant la porte, comme des cadeaux. On s’amuse à la maîtresse. École à la maison. Récré dans les chambres. Ou dans le jardin pour les veinards. Journées pyjama. Un petit peu de yoga tous ensemble. Déjeuner en famille. On mange mieux. Plaisir retrouvé de cuisiner. La maison embaume. On fait son propre pain. On essaie de nouvelles recettes. On se régale. Les enfants apprennent à faire du caramel et on recommande des casseroles sur Internet. Télétravai­l, histoire de garder la main. Plus de collègue de bureau qui la ramène sur le petit week-end qu’il s’apprête à passer avec la nouvelle de la « compta ». Ou des RH. Réconcilia­tions après les petits pétages de plombs parce que huit semaines comme ça, c’est limite. Cela dit, plus d’hystérie dans les bouchons. D’échappemen­ts dégueulass­es : «Mais regarde ce type, là, devant nous, cette fumée, ça pue, on va crever.» Et ce con, avec sa trottinett­e. Plus de PV. De taxes sur l’essence. De temps perdu à chercher un stationnem­ent. À la place, petite sieste en pleine après-midi – « pas un gramme, mon chéri, crois-moi.» Jouer au coiffeur en regardant des tutoriels. Au plombier. Des heures de papotages au

SON ROMAN LA LISTE DE MES ENVIES,

PARU EN 2012, ÉTAIT DÉJÀ UNE FORMIDABLE ÉVOCATION DU BONHEUR DE VIVRE. POUR MADAME FIGARO, L’ÉCRIVAIN TREMPE SA PLUME DANS NOTRE QUOTIDIEN DE CONFINÉS. ET SOULIGNE LA POÉSIE DE CE TEMPS SUSPENDU, POUR QUI SAIT LA PERCEVOIR. UN REGARD SUR LA VIE QU’IL NOUS APPARTIEND­RA DE FAIRE DURER, APRÈS…

téléphone avec les ami(e)s, bien mieux que des SMS. Visio-apéro le soir : du coup, moins de vaisselle, moins de rangement, pas de risque d’accident, d’alcootest, de retrait de permis. La belle vie quoi. Mais quand même. Voilà des semaines qu’on est enfermés. Le grand jour est là. On peut enfin sortir. À deux. En famille. Il fait beau. On s’apprête à faire tout ce qui nous manque. Et c’est tout à fait curieux, parce que tout ce qui nous manque, soudain, on pouvait le faire avant. On pouvait le faire tous les jours. On pouvait le faire tout le temps. Alors ce matin, on redécouvre la joie de marcher dehors. On prend le temps de humer l’air. On se réjouit d’y percevoir un parfum de brioche et de glycines. On croise des gens qui ne nous bousculent pas. Se tiennent à distance. On respire. On lève la tête. On découvre qu’il n’y a pas que des pigeons, mais aussi des accenteurs mouchets, des rouges-queues noirs, des mésanges charbonniè­res. Il y a moins de voitures, moins de bruit. Les tables aux terrasses des cafés sont largement espacées, on peut y étendre ses jambes. On entre seul chez le caviste, on a le temps de parler de vins – « Il n’y a pas que les bordeaux, cher Monsieur.» Pareil chez le boucher, qui nous fait découvrir la poire et l’araignée. Le libraire, un premier roman. Un vertige soudain. On a le temps de l’autre.

On passe moins d’heures au bureau, car le télétravai­l a laissé des traces. On réorganise ses journées. On se dit qu’on peut aller chercher les enfants à l’école, oui, en fin d’après-midi, rentrer à pied, oublier le métro, le bus. Et on se surprend à penser : « Mais pourquoi diable ne l’ai-je pas fait plus tôt ? » On avait sans doute mieux à faire. Des choses bien plus importante­s. Courir. Courir pour arriver le premier. Se ruer sur les soldes. Acheter le dernier iPhone. Le nouveau sac Machin. Chaussures Truc. Exister. Publier sa vie sur les réseaux sociaux. Mon rouge à lèvres. Mon chien. Mon jardin. Mon salé aux lentilles. Mon bonheur. Ma vie parfaite. Mon bronzage. Mes vacances en Grèce. À Maurice. Thaïlande. Des gens adorables. Des enfants.« Et tout y est tellement peu cher, un repas copieux pour 3 euros, tu te rends compte ! » Et ma nouvelle voiture. Une BM. Oui, oui, on a craqué. Cuir. Clim. « Non, pas électrique, qu’est-ce que tu veux, pour tomber en rade au bout de

Il faut apprendre à ne faire dépendre son bonheur que de soi

200 kilomètres. » Ah, mes amis, regardez-moi. Likez-moi. Aimez-moi. Oui, on avait mieux à faire. Avant. Mais il n’y a jamais d’après. Il n’y a que du pendant. Du maintenant. Il n’y a que de l’urgence à vivre et à jouir. L’après, c’est un mot de politicien. Une filouterie de bonimenteu­r. Écoutez-les. Le monde d’après. Le jour d’après. Ça fait des décennie et, le monde meilleur. Avec sa liste à la perlimpinp­in : plus de chômage, plus de gens laissés au bord de la route, plus d’injustices, plus de mépris, plus de gâchis, des salaires décents, du bonheur pour tous, de la tendresse, des retraites dorées. Croyez-moi. Votez pour moi. Et le monde d’après n’était que le monde de tous les jours. Les colères de la rue, ces colères qui sont des chants d’espoirs, se sont fracassées dans l’indifféren­ce. Comme avant. Comme toujours. Alors la grande leçon à tirer de toute cette tragédie, c’est qu’il faut apprendre à ne faire dépendre son bonheur que de soi. Souvenez-vous de saint Augustin : « Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède. »

On possède beaucoup et on ne le voyait plus. On possède la caresse du soleil, la douceur du vent, la beauté des fleurs. On possède chacun de quoi embellir la vie d’un autre. De dix autres. On possède le don de s’émerveille­r. De partager. De donner. On possède la volupté de la musique, la grâce de la danse, la poésie des mots. Et par-dessus tout, on possède le temps d’en profiter. Alors, avant de sortir à mon tour après un très long, très sévère confinemen­t, à New York, où je suis, au coeur d’une ville qui vacille, mais ne tombera pas, où le chagrin pleure encore à chaque coin de rue, je relis la liste de mes envies pour maintenant, pour tout de suite. Dire à tous ceux que j’aime que je les aime. Trouver à les embrasser sans les toucher. Acheter le vinyle Songs of Leonard Cohen, parce que c’est sur ce disque que je suis définitive­ment tombé amoureux il y a vingt ans. Arrêter de courir (sauf pour un jogging prudent). Continuer à ne pas être sur les réseaux sociaux. Conseiller à tout le monde de lire L’Officier de fortune, de Xavier Houssin. De regarder la série Modern Love (d’après la chronique éponyme du New York Times). Et dire merci à chaque fois que c’est possible.

À paraître cet automne : «Un jour viendra couleur d’orange», de Grégoire Delacourt, aux Éditions Grasset.

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