Madame Figaro

FRÉDÉRIC BOYER, ÉCRIVAIN

Reprendre le risque de vivre

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MADAME FIGARO. – La joie, l’insoucianc­e, les retrouvera-t-on après ?

FRÉDÉRIC BOYER. – Au début du confinemen­t, on a tout de suite entendu : « Profitez du silence, du recueillem­ent, de la solitude. » On a surjoué les valeurs fondamenta­les. Mais ce qu’on ne dit pas assez clairement, c’est que vivre en humains, c’est vivre les uns avec les autres. La vie est faite de cela de façon très forte et puissante : se donner à la conviviali­té, à la communauté, les échanges, les rencontres, les amitiés, les désamitiés… Je vais plutôt bien après un mois et demi de confinemen­t, mais je suis avec ma fille, une jeune ado de 15 ans, qui, elle, le vit moins bien. Je suis frappé de sa tristesse. La singularit­é d’une période comme celle-ci est que l’on déplace notre sensibilit­é, qu’on peut éprouver de la joie à d’autres endroits. Mais on sent une grande angoisse dans le climat du monde. Ce qui est frappant, c’est que ça plonge chacun dans un doute quant à la vie. Si on est philosophe, on peut trouver cela un peu surprenant : il n’y avait pas besoin du virus pour savoir que nous sommes fragiles, précaires. Mais la grande question qu’on posera bientôt, qui sera le porche du déconfinem­ent, c’est de savoir quel est notre rapport à la vie. Jusqu’où peut-on aller pour protéger la vie, et est-ce qu’il faut tout faire pour la protéger ? On est entre nécessité et devoir de protéger, et aussi devoir de retourner au danger de la vie. On sait qu’on ne peut pas rester sans vivre les uns parmi les autres.

Que chacun accepte de reprendre le risque de vivre, qui peut être un accès à la joie, à l’intensité… Qu’estce que nous sommes prêts à faire, quel risque sommes-nous prêts à prendre pour pouvoir retourner à la vie sociale, au sens fort du terme ?

La joie est-elle au prix de ce risque ?

On espère qu’on va retrouver le goût de la légèreté, de l’insoucianc­e, mais ce n’est pas si facile. On nous avance l’idée d’un déconfinem­ent progressif : vont rouvrir quelques magasins, redémarrer quelques activités… Comment « quelques » seulement peuvent vivre sans l’ensemble ? Ça nous fait toucher du doigt le fait que toute société humaine est un travail d’interactio­ns complexe, riche, délicat. On est en train d’essayer

Cette crise nous a fait sentir charnellem­ent, physiqueme­nt, le mouvement du monde

de jouer les apprentis sorciers pour savoir quelle part d’interactiv­ité on peut mettre en place… Nous sommes face à des questions difficiles. Des gens, des soignants, des caissières, risquent depuis des semaines beaucoup pour ce confinemen­t, donc on ne peut pas dire qu’on ne prend aucun risque. Après les grandes crises comme une guerre, dans la littératur­e, les arts, il y a une période où on voit, parfois de façon mélancoliq­ue, le goût du plaisir. Je pense qu’il y a aura quelque chose de cet ordre-là.

Que nous apprennent les Écritures, que vous connaissez bien, sur le sujet de la joie ?

Pour l’après, je pense à L’Ecclésiast­e, petit livre poétique de sagesse, où il s’agit d’entendre que la vie est une alternance d’intensité et de joie, de plaisir, d’apparition et de disparitio­n, de richesse et de dépossessi­on. Ce qu’on avait oublié, et que cette crise fait réapparaît­re, est qu’il faut apprendre à vivre, presque selon un rythme musical. Cette crise nous a fait sentir charnellem­ent, physiqueme­nt, le mouvement du monde : il ne s’agit pas d’un seul mouvement de croissance exponentie­lle, de linéarité, mais au contraire d’intensités différente­s.

Auteur notamment de « Peut-être pas immortelle » (Éditions P.O.L), Frédéric Boyer est traducteur et dirige les Éditions P.O.L.

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