Madame Figaro

MARIE ROBERT, PHILOSOPHE

“Nous avons en nous une incroyable pulsion de vie”

- Marie Robert est l’auteure notamment de « Descartes pour les jours de doute » (Éditions Flammarion/Versilio).

MADAME FIGARO. – Depuis des semaines, il n’est plus question de toucher le corps de l’autre mais, au contraire, de s’en éloigner. Allonsnous ressentir un besoin de peau, de contact physique ?

MARIE ROBERT. – Le rapport à la chair, à l’incarnatio­n, devient en effet essentiel. Même des gestes simples, comme poser la main sur le bras d’une amie ou respirer le parfum d’une collègue, ne sont plus possibles. Mais, paradoxale­ment, je crains un traumatism­e profond. La peur de la contaminat­ion installe dans nos vies des comporteme­nts encore inhabituel­s. Nous allons peutêtre vivre un entre-deux : l’autre est mon désir, mais aussi mon danger. Je le crains d’autant plus que la fin du confinemen­t n’aura rien de la fête dont nous avons rêvé au départ.

Il n’y aura pas de grand soir où tout le monde sort, trinque et s’embrasse. Au contraire, ce sera un processus long et progressif, marqué par une situation économique et sociale complexe. Nous serons donc privés du moment où le gouverneme­nt nous annonce que, ça y est, le virus est parti, tout est fini. Nous en aurions pourtant bien besoin.

Comment renouer avec la légèreté, l’abandon au désir, alors que le contexte va rester anxiogène ?

Je crois que nous allons traverser une soupape, une étape intermédia­ire, nécessaire pour repenser le corps et la présence de l’autre non comme un danger, mais comme un possible. Et, pour dissoudre le risque, il faut interroger rationnell­ement nos craintes. Se demander pour de bon : « De quoi aije peur ? Qu’est-ce qui m’empêche d’aller vers l’autre ? » Nous aurons besoin de déconstrui­re ce que cette pandémie nous a imposé. Cela passe par des gestes qu’il faudra à nouveau s’autoriser. Se faire la bise, par exemple, est devenu un acte hautement subversif en quelques semaines. Pour laisser la place au désir, qui est une pulsion de vie, il nous faudra sortir de la survie dans laquelle nous nous trouvons. C’est ainsi qu’on reviendra à des vies stabilisée­s, qui permettent au désir de s’exprimer. Car c’est là tout son paradoxe : le désir adore le risque et l’impossible, à condition que le reste de notre vie soit stable.

Quelles ressources avonsnous pour relever ce défi ?

Quelque chose de très fort : l’agapé, cet amour inconditio­nnel et universel, presque théologiqu­e, que l’on ressent en ce moment. On n’a jamais eu autant le souci de l’autre, de nos proches, de nos voisins, des malades, des soignants… La philia, notre volonté de nous retrouver autour de valeurs et d’actions communes, ou le storgê, l’amour familial, sont aussi mobilisés par cette pandémie. Chez Platon, nous traversons tous ces stades de l’amour, qui se répondent au cours de notre vie. Cette tendresse, cet élan d’humanité qu’on ressent aujourd’hui nous rendra peut-être le désir demain.

La sensualité, l’envie d’aimer, le contact de la peau... Que vont devenir nos amours déconfinée­s ? Pour la philosophe, ce temps suspendu est aussi révélateur de nos désirs. Une expérience à saisir.

Depuis le 15 mars, les couples, les amants sont soit séparés soit confinés ensemble en permanence. Qu’est-ce que cela fait à notre désir ?

Dans bien des cas, ce qui le contraint l’éteint. Quand on désire quelqu’un, on lui dit :

« Je te choisis, toi et pas un autre. » Pour les couples confinés à deux, l’autre n’est plus désirable puisqu’il est perpétuell­ement là. Il n’y a plus aucun risque de le perdre. Les amants séparés, eux, souffrent de ne pouvoir réaliser leur désir. Cela peut être insupporta­ble. L’étincelle, l’attrait deviennent une douleur telle qu’on s’en détourne pour s’en protéger. C’est suffocant, pour le désir, d’être enfermé de cette façon. Lui qui a besoin d’être sans cesse alimenté, mobilisé, est soudain pris dans une gangue. Absolument tout est rigide.

Rigide et flou à la fois : il est presque impossible de se projeter...

Oui, alors qu’on est habitués à tenir un agenda sur des semaines. Et cela bride le désir, qui est un élan, un pari tendu vers l’avenir.

Il est d’ailleurs marqué par l’image du saut : on parle de s’élancer, de se jeter à l’eau. On ne peut plus s’élancer. Notre désir ne sait plus où aller, il se transforme en nostalgie et plonge dans les souvenirs ou l’imaginaire. Beaucoup de gens revisitent et regrettent leurs relations passées, par exemple.

Cela a-t-il à voir avec la performanc­e, mise en suspend par la crise ?

Absolument. Le désir est teinté de performanc­e, particuliè­rement dans nos sociétés occidental­es. C’est le paradigme de Dom Juan : le désir est beau, c’est une force de vie et une ode à l’autre. Mais, sitôt performé, consommé, il n’en reste plus grand-chose. La structure du désir est guidée par le risque et le manque, pas par la présence de l’autre. Le simple fait que l’être désiré existe est pourtant déjà un miracle. Il est peut-être temps de retrouver cela.

La vie ultraordin­aire à laquelle nous sommes contraints peut-elle nous y aider ?

Le temps d’arrêt que nous vivons peut être un révélateur de nos désirs, oui. La solitude est pesante, mais elle est l’occasion d’une introspect­ion. Des gens fêtards, aux multiples conquêtes, vont peut-être réaliser qu’ils n’ont qu’une personne en tête. D’autres, engagés dans une relation un peu morne, vont peut-être se découvrir l’envie d’avoir plusieurs amants. C’est ce que ce confinemen­t a de plus fascinant : il nous met nos interrogat­ions sous le nez.

« Qui suis-je ? Qui ai-je envie d’être ? Comment ai-je envie de me raconter ? » C’est vrai pour soi, mais aussi pour son couple. Ce confinemen­t peut être l’occasion de regarder l’autre différemme­nt, de renouer avec son étrangeté, celle pour laquelle on est tombé(e) amoureux(se). Nous vivons dans un espace infiniment singulier, qui ne se renouvelle­ra probableme­nt pas – et heureuseme­nt ! –, alors pourquoi ne pas se saisir de cette expérience ? Y compris si notre conjoint nous agace ! Maurice Merleau-Ponty a écrit sur le sujet. Pour lui, il faut toujours perpétuer le dialogue. C’est l’occasion de faire l’exercice, un peu ingrat et artificiel, de se demander : « Qui est cet individu confiné avec moi, à qui je suis marié depuis dix, quinze ou vingt ans ? » Nous sommes tous poussés à nous pencher sur nos valeurs, nos relations, nos désirs. Cela peut nous aider à trouver une cohérence. Elle seule, je crois, nous permet d’avancer. Pourquoi ?

L’introspect­ion vise à accueillir tout ce qui se présente à nous. Y compris des chemins sexuels et amoureux nouveaux, très éloignés de nos constructi­ons. Puisque tout est chaos, que trouvet-on dans nos ruines ? Quel fil se dessine dans ce moment de vide ? Des pensées, des projection­s, des désirs émergent en chacun de nous pendant le confinemen­t. C’est peutêtre le moment de s’y intéresser vraiment. Je crois profondéme­nt que cela peut être bénéfique, car nous avons en nous une incroyable pulsion de vie. Elle nous pousse vers ce qui nous fait du bien. Le confinemen­t peut nous aider à mieux connaître nos désirs, mais aussi à les assumer davantage. Pensés, réfléchis en profondeur, ils n’en seront que plus solides. Je suis sûre que beaucoup de gens vont enfin envoyer le message brûlant d’amour qu’ils n’osent écrire depuis des mois !

Cet élan d’humanité qu’on ressent aujourd’hui nous rendra peut-être le désir demain

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